« Ingérence chinoise » au Canada : Que savons-nous et que devrions-nous faire à ce sujet?
Rapport sommaire d’une discussion en groupe
La montée de la Chine en tant que puissance économique mondiale et l’affirmation croissante
de Beijing à l’égard de questions internationales ont suscité des inquiétudes quant à l’ingérence
de la Chine dans les affaires intérieures des démocraties occidentales. Aux États-Unis, le
vice-président Mike Pence a déclaré dans un discours récent que la Chine « se mêlait de la
démocratie américaine » d’une manière qui constituait une menace plus grande que celle de la
Russie, sans toutefois fournir d’élément probant direct.
En Australie, l’ancien premier ministre Malcom Turnbull a déclaré publiquement qu’il fallait
« tenir tête » aux tentatives chinoises d’ingérence dans les affaires intérieures de l’Australie.
Dans les deux pays, un débat très public sur l’ingérence chinoise a donné lieu à des allégations
contre des politiciens, des universitaires, des journalistes, des étudiants étrangers et des
membres de la collectivité chinoise. L’Australie a réagi en adoptant une législation visant à
limiter l’ingérence étrangère, généralement perçue comme visant la Chine.
Un projet de loi du sénateur américain Marco Rubio sur l’enregistrement des agents étrangers
cherche à « limiter l’exemption des obligations d’enregistrement […] pour les personnes
engagées dans des activités visant à promouvoir de bonne foi des activités religieuses, scolaires,
universitaires ou scientifiques ou les beaux-arts, à des activités qui ne font pas la promotion du
programme politique d’un gouvernement étranger ».
L’objectif du groupe était de mener une discussion sérieuse sur les menaces réelles ou perçues
d’ingérence de la Chine dans les affaires canadiennes. Coparrainée par la députée libérale
Joyce Murray, le député néo-démocrate Don Davies, le sénateur conservateur Victor Oh et le
sénateur indépendant Yuen Pau Woo, cet événement non partisan visait à faire mieux
comprendre aux parlementaires les enjeux afin de réduire au minimum le risque de politisation
et de réactions excessives du public face aux préoccupations au sujet de l’influence et de
l’ingérence chinoises. En tirant les leçons des expériences américaine et australienne, le Canada
peut éviter les bévues commises dans ces pays et élaborer plutôt une réponse appropriée à
notre situation, à nos besoins et à nos priorités.
Les spécialistes étaient les suivants :
• Cheng Li, directeur et associé principal, John L. Thornton China Centre, Brookings
Institution, Washington, DC.
• Paul Evans, professeur, École de politique publique et des affaires mondiales, Université
de la Colombie-Britannique.
• Timothy Cheek, directeur, Institut de recherche asiatique, École de politique publique et
des affaires mondiales, Université de la Colombie-Britannique.
• Guy Saint-Jacques, chercheur principal au China Institute de l’Université de l’Alberta et
ancien ambassadeur du Canada auprès de la République populaire de Chine.
Après les exposés des quatre spécialistes, le sénateur Yuen Pau Woo a animé une discussion
avec des membres de l’auditoire, composé de parlementaires et de membres du personnel de
la Colline, ainsi que d’analystes des politiques, du renseignement et de la sécurité en Chine, en
poste à Ottawa. La réunion a été menée selon la règle de Chatham House.
Le débat sur l’ingérence chinoise aux États-Unis et en Australie
Les réactions à l’ingérence chinoise aux États-Unis et en Australie ont été façonnées par des
circonstances particulières dans chaque pays. L’administration Trump a fait de l’ingérence
chinoise aux États-Unis une question de rivalité entre grandes puissances et de concurrence
stratégique, et l’utilise dans le cadre d’un « important arsenal déployé » contre la Chine qui
comprend des actions commerciales, des sanctions économiques et une diplomatie
déterminée. En août 2018, le président Trump a déclaré : « Lorsque je suis arrivé, nous allions
dans une direction qui allait permettre à la Chine de devenir plus grande que nous dans un très
court laps de temps. Cela ne se produira plus. » L’administration actuelle définit de plus en plus
la rivalité américano-chinoise du point de vue de société contre société, ce qui occulte le fait
que de nombreux citoyens chinois souscrivent largement aux appels lancés par les États-Unis en
faveur d’une plus grande libéralisation en Chine (et que de nombreux Américains sont en
accord avec la position chinoise à l’égard du problème fondamental des dépenses excessives et
du sous-investissement aux États-Unis). L’approche de Trump envers la Chine fait partie d’un
sentiment plus général de déception face à la politique d’engagement de longue date avec la
Chine depuis Richard Nixon. Son objectif, décrit dans le récent discours du
vice-président Pence, est ce qui pourrait être décrit comme une forme de limitation, exerçant
des pressions jusqu’à ce que Beijing modifie son système économique et son régime politique.
En outre, l’approche de Trump face à la Chine est teintée d’un fort élément de nationalisme
technologique, où la menace de Beijing – formulée en tant qu’ingérence étrangère – concerne
en réalité la concurrence pour la domination dans les industries de l’avenir, comme
l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et la biotechnologie.
L’Australie est également touchée par la rivalité américano-chinoise en raison de sa
dépendance traditionnelle envers les États-Unis pour la sécurité régionale et de sa dépendance
économique croissante envers la Chine. Cette dernière a créé des vulnérabilités particulières
pour l’économie australienne, notamment le besoin d’éviter toute perturbation des
exportations de produits de base et de marchandises vers la Chine et la dépendance à l’égard
d’un grand nombre d’étudiants chinois dans le système d’enseignement postsecondaire
australien. En outre, les lois australiennes sur les dons politiques étaient davantage exposées au
risque d’ingérence étrangère. Des incidents précis concernant des dons en provenance de
sources liées à la Chine effectués en faveur de politiciens locaux sont devenus un exutoire pour
le débat sur l’ingérence chinoise.
Le débat très public sur l’ingérence chinoise en Australie a eu pour effet salutaire de faire
ressortir un certain nombre d’histoires troublantes au sujet de l’ingérence chinoise sur les
campus universitaires, dans les médias et, plus largement, dans la société australienne.
Cependant, les médias et les commentateurs l’ont aussi exagérée en utilisant des expressions
comme « invasion silencieuse » pour décrire une combinaison d’activités « d’influence » allant
d’initiatives infâmes parrainées par l’État à des actions « patriotiques » d’anciens ressortissants
chinois en passant par des commentaires raisonnables sur la Chine et les affaires entre
l’Australie et la Chine formulés par des érudits et des intellectuels publics. Le débat australien a
également été caractérisé par la singularisation de la Chine en tant que principale source
d’ingérence étrangère, même si de nombreux autres gouvernements étrangers participent,
dans une certaine mesure, à une « diplomatie publique » qui cherche à influencer les vues du
pays hôte. Enfin, une certaine stigmatisation de la collectivité chinoise (plus d’un million de
personnes) a inquiété beaucoup de membres de la collectivité qui craignaient que leur
appartenance ethnique et leur vision du monde aient une incidence sur leurs perspectives
d’avenir au sein de la société australienne.
Le fait que l’Australie se soit tournée vers une nouvelle législation ainsi que la création d’un
poste de « coordonnateur national de la lutte contre l’ingérence étrangère » doit être envisagé
dans le contexte des circonstances uniques qui ont façonné le débat sur l’ingérence étrangère
dans ce pays et ne doit pas être pris pour modèle à reproduire dans d’autres administrations
disposant déjà des outils pour traiter des activités étrangères inappropriées.
Qu’est-ce que l’ingérence étrangère et que savons-nous de l’ingérence chinoise au Canada?
Comme on peut le voir dans les cas américain et australien, il existe une ambiguïté dans
l’utilisation du terme « ingérence étrangère » et une tendance à regrouper de nombreux types
d’activités qui sont largement alignées sur les objectifs du gouvernement chinois dans le cadre
d’une initiative d’ingérence parrainée par la République populaire de Chine (RPC). En fait, tous
les gouvernements s’engagent dans une « diplomatie publique » à l’étranger, dans le seul but
d’influencer les points de vue de la société hôte et de ses dirigeants. Les efforts déployés par le
Canada lors des renégociations de l’ALENA – ciblant les groupes d’entreprises, les législateurs,
les gouvernements des États, les médias et les leaders d’opinion américains – en sont un
excellent exemple.
La plupart des commentaires populaires sur l’ingérence chinoise vont encore plus loin en jetant
le soupçon sur des activités de sociétés liées à la Chine, de citoyens chinois et d’anciens
ressortissants chinois qui sont fondées sur des motivations privées ou commerciales et tout à
fait légales (même si elles sont considérées comme problématiques pour d’autres raisons, p. ex.
l’incidence sur l’abordabilité du logement, des pratiques commerciales douteuses, etc.). Il
existe également une catégorie d’activités chinoises au Canada qui est clairement illégale (p. ex.
le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale), mais qui n’a rien à voir avec une ingérence étrangère
parrainée par l’État. Inutile de dire que des particuliers et des entreprises de toutes origines
nationales et ethniques sont capables d’activités illégales ou contraires à l’éthique, et qu’il est
donc injuste d’attirer l’attention sur un seul groupe.
Les spécialistes ont toutefois convenu qu’il existait une forme d’ingérence étrangère, y compris
de la RPC, qui est inacceptable et qu’il faut faire cesser. En tant que définition pratique, il
convient de résister à l’ingérence étrangère et de la repousser lorsque les actions sont secrètes
et impliquent la contrainte et/ou la corruption. À titre d’exemple, mentionnons l’espionnage,
les cyberattaques, le harcèlement de citoyens et résidents canadiens, les enlèvements et les
pressions exercées sur les étudiants chinois au Canada ainsi que sur leur famille en Chine. La
question de politique publique pour le Canada est de savoir si nous disposons déjà des outils
permettant de cerner les ingérences étrangères secrètes, coercitives et corrompues et d’y
répondre. Et si nous avons besoin de nouveaux outils, comment pouvons-nous nous assurer
qu’ils ne portent pas atteinte aux valeurs canadiennes, à la cohésion sociale et à notre position
concurrentielle dans le monde?
Les recherches préliminaires portent à croire que les exemples d’ingérence de la Chine dans les
universités canadiennes (en ce qui concerne la liberté universitaire des professeurs,
l’intimidation des étudiants et l’étouffement du débat entourant les problèmes de la Chine sur
les campus) sont rares et supposent souvent une sorte d’autocensure de la part des étudiants
(y compris des étudiants étrangers de la Chine) plutôt que des instructions provenant des
fonctionnaires chinois ou d’une contrainte exercée par ceux-ci. Le nombre de programmes
universitaires ou quasi universitaires parrainés par la Chine dans des universités canadiennes
(comme les Instituts Confucius) et des établissements d’enseignement postsecondaire est
infime, comparé au volume d’enseignement et de recherche sur la Chine qui se déroule dans
l’ensemble du pays.
On a fait remarquer qu’un gouvernement chinois plus militant sur les questions internationales
dirigé par le président Xi Jinping s’était traduit par une plus grande assurance de la part de ses
diplomates à l’étranger, y compris au Canada. Les représentants chinois au Canada expriment
de plus en plus ouvertement le point de vue de leur pays et sont plus actifs dans la
communication avec la collectivité sino-canadienne, convaincus que les Canadiens d’origine
chinoise sont des alliés naturels de la RPC. Ce militantisme est en partie dû au renforcement du
nationalisme chinois prôné par Xi Jinping et diffusé ou coordonné par le Département du travail
du Front uni du Parti communiste chinois (PCC). Bien que le PCC s’efforce sans aucun doute de
s’assurer le soutien des Chinois de souche vivant à l’extérieur de la Chine à l’égard des points de
vue du gouvernement de la RPC, il est difficile de dire que de tels efforts ont eu un impact
significatif au Canada. Il existe une riche diversité dans la collectivité sino-canadienne au
chapitre des origines géographiques, du dialecte, du niveau de scolarité et de la classe sociale,
de l’affiliation politique et du temps passé au pays, sans oublier les opinions sur le PCC et les
affaires intérieures en Chine.
La RPC elle-même reflète une diversité de points de vue, et le président Xi est soumis à une
pression énorme pour donner suite aux priorités économiques et sociales nationales.
L’intensification des activités du Front uni tient notamment au besoin de longue date en RPC à
l’égard d’une cohérence idéologique comme moyen d’unifier la population au moment où elle
traverse de nombreuses vagues de perturbation sociale, y compris actuellement. Les tensions
croissantes entre la Chine et les États-Unis ne feront qu’ajouter au besoin de cohérence
idéologique, ce qui se traduit à l’ouest par une forme très particulière de rhétorique politique
de la part de Beijing.
Il a été souligné que le Département du travail du Front uni existait depuis longtemps et qu’il
était utilisé depuis les années 1930 pour recruter des groupes « indignes de confiance » au
service d’une cause unifiée, comme l’opposition à l’impérialisme et à l’agression étrangère. Les
conditions actuelles pour rallier les Chinois d’outre-mer autour d’une même cause sont
beaucoup plus complexes et difficiles.
Quoi qu’il en soit, les Sino-Canadiens ne sont pas naïfs face aux efforts déployés par le
gouvernement chinois qui les courtise pour des raisons géopolitiques. Nombre d’entre eux
établissent un lien entre le soutien de relations positives entre le Canada et la Chine et la
promotion de la culture chinoise, d’une part, et la défense des positions chinoises sur des
questions internationales pouvant poser problème, d’autre part. De nombreux Sino-Canadiens
comprennent que leur identité culturelle s’appuie sur une histoire riche qui s’étend bien
au-delà des 70 ans de règne du PCC en Chine. Les craintes d’infiltration de la collectivité
chinoise au Canada par le Front uni tendent à surestimer le pouvoir du Front uni tout en
sous-estimant la force des membres de la collectivité capables de résister à la propagande et à
la manipulation. Au contraire, un climat de suspicion autour de la loyauté des citoyens
canadiens d’ascendance chinoise ne fera que rendre la collectivité plus vulnérable à l’influence
étrangère.
Les connaissances insuffisantes sur la Chine constituent l’un des défis à relever pour résoudre le
problème de l’ingérence chinoise au Canada. Il y a un manque d’expertise chinoise (y compris
de compétence linguistique) aux niveaux supérieurs du gouvernement et de l’industrie.
Paradoxalement, c’est la peur même de la Chine et de tout ce qui est chinois qui peut entraver
l’acquisition d’une expertise dans notre pays, et la participation de Canadiens au fait de la
réalité chinoise (y compris des Sino-Canadiens) à des postes de leadership. L’investissement
dans les connaissances sur la Chine au sein du système scolaire, des entreprises et du secteur
public sera essentiel à la gestion des relations Canada-Chine sur des questions qui transcendent
l’ingérence de la Chine au pays.
Résumé
Les conférenciers ont convenu qu’il était important que le Canada évite les excès qui ont
caractérisé le débat sur l’ingérence chinoise aux États-Unis et en Australie, et que les politiciens
s’opposent à ce que tout débat au Canada devienne une question partisane, en particulier à
l’approche des élections fédérales à l’automne 2019. On a laissé entendre que le Canada
dispose déjà de la panoplie d’outils permettant de traiter les cas d’ingérence de la Chine au
Canada et que les responsables de la sécurité et du renseignement ont déjà pris des mesures,
même sans la publicité qui a caractérisé de tels cas dans d’autres pays. Dans la mesure où la
boîte à outils est adéquate, le gouvernement canadien devrait veiller à ce que les organismes
concernés disposent des ressources suffisantes pour utiliser ces outils pleinement et avec
fermeté.
Les relations entre le Canada et la Chine et les moyens de renforcer les liens politiques,
économiques et culturels qui sont mutuellement bénéfiques constituent le problème le plus
important que toutes les parties doivent garder à l’esprit. L’inclusion d’une clause dans l’Accord
États-Unis–Mexique–Canada limitant la capacité du Canada de conclure un accord de
libre-échange avec la RPC témoigne des pressions exercées sur Ottawa pour que le Canada
applique une politique « made in Washington DC » à l’égard des relations avec la Chine.
Bien que l’ingérence chinoise dans les affaires intérieures du Canada soit réelle, notre réaction
à de telles menaces devrait être adaptée à la situation et aux intérêts du Canada, plutôt que
d’être un prolongement de la politique étrangère d’un autre pays ou une imitation d’approches
utilisées ailleurs, fondées sur l’exagération ou la peur. La rivalité stratégique
américano-chinoise, qui pourrait durer des décennies, ne viendra pas amoindrir l’importance de
la Chine dans l’économie mondiale et en tant que partenaire du Canada au moment de relever
les défis nationaux et mondiaux. Il ne sera pas facile de concilier nos relations économiques
primordiales avec les États-Unis et la nécessité de liens commerciaux plus diversifiés, en
particulier avec la Chine, mais il est impératif pour le pays de trouver un moyen de le faire.
L’adoption d’une approche ferme, réaliste et équilibrée face au problème de l’ingérence
chinoise n’est qu’un élément d’un défi beaucoup plus important pour le Canada.