Un amendement au projet de loi C-70, Loi concernant la lutte contre l’ingérence étrangère

Honorables sénateurs, permettez-moi tout d’abord de remercier mon ami le sénateur Dean pour sa sage gestion du projet de loi et mon ami le sénateur Dagenais pour m’avoir permis d’assister à titre d’observateur aux réunions du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants au cours de l’étude préalable.

Chers collègues, plus tôt dans la journée, on vous a avisé que je proposerais un amendement au projet de loi C-70 afin de supprimer les mots « en association avec » et « en collaboration avec ». Avant de le faire, permettez-moi de prendre quelques minutes afin d’expliquer pourquoi je pense que cette suppression est nécessaire.

Il y a six références à ces mots dans les parties 2 et 4 du projet de loi. Par exemple, les mots « en association avec » font partie de la définition d’un « arrangement » dans la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère. Cette loi exige que les personnes s’inscrivent et fournissent des renseignements :

… relatifs à des arrangements conclus avec des États étrangers ou des puissances étrangères et leurs intermédiaires au titre desquels des personnes s’engagent à exercer certaines activités liées à des processus politiques et gouvernementaux au Canada.

Elle définit un « arrangement » comme « Tout arrangement au titre duquel une personne s’engage à exercer, sous l’autorité d’un commettant étranger ou en association avec lui… »

Des fonctionnaires nous ont précisé qu’un « arrangement » comprend non seulement les contrats officiels, mais aussi d’autres types d’accords moins explicites. Voici ce qu’a déclaré un fonctionnaire de Sécurité publique Canada :

Un arrangement ne devrait pas nécessairement être un contrat écrit. Il ne serait pas nécessairement sur papier. Il pourrait s’agir d’une entente verbale. Au bout du compte, il appartiendrait au commissaire, en fonction des faits dont il dispose, de déterminer s’il y a une entente, un arrangement, un accord pour mener ces activités d’ingérence. La disposition est délibérément rédigée de façon à ne pas limiter l’arrangement à un seul contrat stipulant que X paie Y pour faire Z.

Autrement dit, le concept d’« arrangement » est déjà très élastique. C’est très bien parce que nous avons déjà le Registre des lobbyistes qui exige d’une personne qui représente officiellement un pays étranger qu’elle s’inscrive en application de cette mesure. Le nouveau registre de transparence en matière d’influence étrangère viendrait combler les lacunes du Registre des lobbyistes en augmentant le nombre d’activités ciblées et en élargissant la définition d’« arrangement ».

Quelle est l’utilité d’ajouter les mots « en association avec » à la définition d’« arrangement »? D’où cette formulation vient-elle? Elle est tirée du Code criminel et elle est liée aux infractions commises au profit d’une organisation criminelle.

Le paragraphe 467.12 (1) du Code criminel se lit comme suit :

Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque commet un acte criminel prévu à la présente loi ou à une autre loi fédérale au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle.

Il existe des précédents relativement à l’expression « en collaboration avec ». En 2001, dans l’arrêt R. c. Ruzic, la Cour suprême a expliqué qu’il existe une exigence implicite selon laquelle l’accusé a commis l’infraction principale avec l’intention de le faire au profit ou sous la direction d’un groupe dont il savait qu’il avait la composition d’une organisation criminelle, ou en association avec lui.

En 2012, dans l’arrêt R. c. Venneri, la Cour suprême a fait ressortir les principes qui sous-tendent les expressions « en association avec », « au profit de » et « sous la direction de ». La cour affirme qu’elles ont le même objectif :

« Elles ont pour objectif commun d’éliminer le crime organisé. À cette fin, elles ciblent spécifiquement les infractions qui sont liées aux organisations criminelles et en servent les intérêts. »

Dans ces arrêts, il est question de l’élimination du crime organisé et des activités des organisations criminelles. La Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère ne propose pas un registre du crime organisé et d’organisations criminelles. Il s’agit d’un registre pour la transparence qui vise à encourager les particuliers et les entités exerçant des activités de lobbying au nom d’un commettant étranger à faire preuve de transparence quant à leurs activités. Ces activités ne sont pas illégales; elles ne sont certainement pas criminelles. Après tout, le registre prévu dans la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère n’est pas censé constituer une liste noire, mais plutôt une liste blanche. En fait, l’une des caractéristiques du projet de loi C-70 est que toute personne qui se conforme au registre peut légitimement mener les activités d’ingérence politique énumérées dans la partie 2 du projet de loi C-70.

Les mots « en collaboration avec » peuvent avoir une certaine utilité pour poursuivre des personnes impliquées dans des gangs criminels, mais ne sont pas utiles aux fins de la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère. Au contraire, l’utilisation de ce critère obligera le commissaire à chercher une influence étrangère analogue à celle du crime organisé.

Comment va-t-il s’y prendre? Je crois que cela se résumera à un examen des points de vue exprimés par la personne soupçonnée d’être « en collaboration avec » l’agent étranger, même si le but du registre n’est pas de vérifier si les points de vue sont bons ou mauvais. Cette approche a déjà été perçue comme problématique dans les affaires criminelles où l’expression « en collaboration avec » a permis de criminaliser un comportement n’ayant qu’un lien ténu avec une organisation criminelle.

Prenez l’étude de cas sur la soi-disant ingérence étrangère malveillante qui est mise en évidence dans le document de consultation du ministre de la Sécurité publique sur le registre qui figure à présent dans le projet de loi C-70. Ce document décrit un scénario dans lequel un universitaire canadien est invité par une personne employée par un gouvernement étranger à rédiger un article d’opinion s’opposant à une position adoptée par le gouvernement fédéral, sans que la demande de l’acteur étranger soit divulguée. Cet exemple m’a fait froid dans le dos. Il laisse entendre que les Canadiens qui ont des interactions avec des gouvernements étrangers sont des dupes serviles qui n’ont aucune capacité de jugement individuel ou d’action. Comment savoir si le Canadien ne partageait pas déjà les opinions du gouvernement étranger ou s’il n’a pas, en fait, influencé l’agent étranger plutôt que l’inverse?

En réalité, le commissaire responsable du registre aurait du mal à déterminer si l’agent étranger a donné des instructions à l’universitaire. Le commissaire peut disposer d’informations sur les contacts entre l’agent et l’universitaire, mais, en l’absence de renseignements sur les directives, il devra deviner si l’universitaire était « en collaboration avec » l’agent étranger.

Le point de départ probable d’une telle évaluation sera le point de vue exprimé par l’universitaire. Le gouvernement renvoie la balle au commissaire pour déterminer comment définir un terme vague et problématique, et il compte sur les tribunaux pour corriger tout excès.

Cependant, nous devrions éviter de nous engager dans cette voie en invitant le commissaire à faire une telle tâche. Nous pouvons le faire en supprimant les mots « en association avec lui » dans la définition d’un « arrangement » avec un commettant étranger.

Honorables sénateurs, si vous pensez que cette étude de cas est marginale, permettez-moi de vous donner un exemple plus près de nous.

Lorsque les députés et les sénateurs se rendent dans un autre pays en tant que membres d’une association interparlementaire, ils rencontrent immanquablement des commettants étrangers, lesquels veulent porter à l’attention de leurs homologues canadiens des questions politiques qui leur tiennent à cœur. Très souvent, à leur retour à Ottawa, les parlementaires canadiens transmettent ces messages au ministre responsable, à un haut fonctionnaire ou au caucus d’un parti. J’ai entendu des collègues de la Colline défendre la réduction des droits de douane s’appliquant aux fromages après une visite au Royaume-Uni; un changement aux quotas d’importation de vin après une visite à Wellington; le besoin d’investir dans des installations d’exportation de gaz naturel liquéfié après une visite à Berlin; ou la nécessité d’appuyer la participation de Taïwan à l’Assemblée mondiale de la santé après un voyage parrainé à Taïwan. Les députés et les sénateurs sont-ils alors « en association avec » le pouvoir étranger et doivent-ils s’inscrire au registre prévu dans la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère? Après tout, ils font partie d’une association qui cherche explicitement à leur permettre d’influencer leurs homologues et d’être influencés par eux.

Vous souscrivez peut-être aux politiques préconisées par les Britanniques, les Allemands, les Néo-Zélandais, les Taiwanais, et vous êtes donc enclins à ne pas tenir compte de la nécessité de l’enregistrement. Cependant, que se passerait-il si une délégation parlementaire revenait de Pékin et plaidait en faveur d’une augmentation des vols entre la Chine et le Canada? Si elle faisait pression pour que le Canada ne suive pas l’exemple des États-Unis en imposant de lourds droits de douane sur les véhicules électriques chinois? Ces exemples vous inciteraient-ils à insister sur l’enregistrement?

À première vue, les députés et les sénateurs ne sont pas exemptés de l’obligation d’enregistrement aux termes de la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère. Le commissaire décidera peut-être de nous donner tous un passe-droit, mais qu’en sera-t-il de nos employés?

Qu’en sera-t-il des centaines d’associations commerciales bilatérales et multilatérales au Canada qui font un travail très semblable à celui de nos associations interparlementaires, et dont les représentants rencontrent régulièrement des dirigeants étrangers pour entendre leurs opinions sur les questions politiques qui touchent les relations bilatérales? Les membres des associations et des conseils commerciaux Canada-Union européenne, Canada-Japon, Canada-États-Unis ou Canada-Afrique devront-ils s’enregistrer s’ils remplissent l’un des trois critères énoncés dans la Loi sur la transparence et la responsabilité en matière d’influence étrangère, simplement parce qu’ils sont « en collaboration avec » la puissance étrangère?

Pas plus tard que la semaine dernière, le Conseil canadien des affaires a envoyé une lettre au premier ministre, l’avertissant que le Canada risquait « l’isolement diplomatique » au sein de l’OTAN s’il n’atteignait pas son objectif de 2 % de dépenses en matière de défense. Je suppose que M. Hyder, le PDG du Conseil canadien des affaires, pense que nous serons isolés sur le plan diplomatique parce qu’il s’est entretenu avec des dirigeants de gouvernements de l’OTAN, qui lui ont dit cela. Je suis certain que M. Hyder n’est pas « chargé » par ces gouvernements de faire pression sur Ottawa, mais ne peut-on pas dire que lui et son organisation sont « en collaboration avec » les gouvernements de l’OTAN lorsqu’ils transmettent un tel message?

Qu’en est-il des centaines d’organisations culturelles, claniques et de la société civile au Canada qui ont des liens intrinsèques avec des gouvernements étrangers et qui, de temps à autre, pourraient établir des relations avec des fonctionnaires? Que ce soit bien clair : si l’un de ces groupes a conclu un « arrangement » ou agit « sur l’ordre » d’une puissance étrangère, il devrait certainement s’enregistrer, mais si ces critères ne sont pas remplis, est-il judicieux d’utiliser le terme plus vague « en association avec » pour les obliger à s’enregistrer?

On pourrait penser que ce n’est pas grave si les parlementaires, les associations commerciales ainsi que les groupes culturels et de la société civile doivent être enregistrés. Qu’arrivera-t-il alors si le terme « en association avec » englobe un très large éventail de personnes et de groupes? Je vous fais remarquer que l’expression « en association avec » se retrouve aussi dans la partie 2 du projet de loi qui porte sur l’ingérence politique, dont les conséquences ne sont pas banales. L’utilisation du terme « en association avec » pourrait piéger les Canadiens dans les affaires criminelles liées à l’ingérence politique en raison de leurs points de vue ou de leurs liens, d’où le risque d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité.

La nature non limitative du terme « en association avec » incitera le commissaire et les enquêteurs à examiner les antécédents et les points de vue exprimés par les agents soupçonnés, sous prétexte qu’ils sont « en association avec ». Même si le commissaire et les enquêteurs ne vont pas particulièrement dans cette direction, ils subiront de la pression de la part du public, y compris sous forme de dénonciation et de commérage, pour prendre des décisions à propos des entités qui devraient être enregistrées en raison de leurs opinions et des groupes avec qui elles ont des liens.

C’est ainsi que le maccarthysme est né.

Si vous doutez qu’une telle chose puisse se produire, je vous propose une étude de cas. J’ai appris hier qu’un groupe qui s’intéresse aux violations des droits de la personne commises par le Parti communiste chinois, le Chinese Canadian Concern Group on the Chinese Communist Party’s Human Rights Violations, avait écrit à la commissaire responsable de l’Enquête publique sur l’ingérence étrangère pour mettre en doute ma loyauté et celle de notre ancien collègue, le sénateur Victor Oh. Plus précisément, le groupe a exhorté la commissaire à réexaminer ma participation à la commission afin de tenir compte de mes « commentaires et collaborations passés ».

Dans un sens, je devrais remercier ce groupe de me fournir, juste au bon moment, un terrible exemple de stigmatisation sur la base de mes « commentaires et collaborations passés ». Vous pouvez être sûrs que, si le projet de loi C-70 est adopté, ce groupe et d’autres intervenants tireront parti de l’expression « en collaboration avec » pour stigmatiser beaucoup d’autres Canadiens qui bénéficient de beaucoup moins de protections que moi. En fait, dans sa lettre, le groupe a nommé d’autres Canadiens d’origine chinoise et les a présentés comme de possibles agents étrangers, sans aucune preuve et sans se soucier des conséquences.


Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :

Que le projet de loi C-70 ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié :

a) à l’article 53 :

(i) à la page 26, par substitution, aux lignes 31 et 32, de ce qui suit :

« ou pour le profit d’une entité étrangère ou d’un groupe terroriste, incite ou tente d’in- »,

(ii) à la page 28, par substitution, aux lignes 7 à 9, de ce qui suit :

« l’étranger, sur l’ordre ou pour le profit d’une entité étrangère ou d’un groupe terroriste, incite ou tente d’inciter une personne, étant égale- »,

(iii) à la page 29 :

(A) par substitution, aux lignes 10 et 11, de ce qui suit :

« ou au profit d’une entité étrangère est coupable d’un acte criminel passible de »,

(B) par substitution, aux lignes 24 et 25, de ce qui suit :

« ment, sur l’ordre ou pour le profit d’une entité étrangère, a une conduite subreptice ou »,

(iv) à la page 30, par substitution, aux lignes 12 et 13, de ce qui suit :

« l’ordre d’une entité étrangère, a une conduite subreptice ou trompeuse en vue d’in- »;

b) à l’article 113, à la page 75, par substitution, à la ligne 7, de ce qui suit :

« mettant étranger, l’une ou ».

Honorables collègues, je vous remercie de votre attention. J’espère que vous appuierez mon amendement.

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