Motion tendant à ratifier la déclaration d’état d’urgence
Honorables sénateurs, il est paradoxal que nous débattions de l’imposition de mesures d’urgence alors que semble vouloir s’apaiser la crise de la COVID que nous vivons depuis deux ans.
Vous vous souviendrez peut-être qu’aux premiers jours de la pandémie de COVID, on parlait beaucoup d’invoquer les critères relatifs aux sinistres pour justifier un recours à des mesures d’urgence, mais rien n’en est ressorti. Vingt-quatre mois plus tard, la Loi sur les mesures d’urgence est invoquée, non pas pour un sinistre, ce qui aurait été approprié pour une urgence sanitaire, mais pour des motifs liés à l’ordre public. C’est plus qu’un moment curieux dans notre saga de la COVID. J’y reviendrai à la fin de mon intervention.
Le nœud du présent débat, toutefois, ce ne sont pas les motifs justifiant le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, bien que beaucoup de sénateurs souhaiteront s’attarder sur cet important critère juridique. Selon moi, il est plus important de se pencher sur la question sous-jacente, à savoir si les manifestations dites du « convoi pour la liberté » — qui duraient depuis trois semaines le jour où la loi a été invoquée et qui ne montraient aucun signe d’affaiblissement — constituent un exercice acceptable des droits et libertés des manifestants et, par conséquent, peuvent se poursuivre sans relâche.
Je m’intéresse moins à la source ou aux sources du mécontentement des manifestants qu’à l’effet cumulatif de leurs actions, car mon argument serait valide peu importe le type de liberté revendiqué par le groupe de manifestants. Si vous croyez qu’on aurait dû permettre aux manifestations à Ottawa de se poursuivre pour des raisons de protection constitutionnelle ou de légitime désobéissance civile, ou parce que vous croyez que les perturbations causées par les manifestations sont un prix acceptable à payer dans une société démocratique, votre position par rapport à cette motion devrait être bien simple : vous devriez voter contre. Par contre, si vous croyez qu’il fallait mettre fin à ces manifestations — non pas au sens abstrait, mais les manifestations auxquelles nous avons assisté pendant trois semaines et qui, jusqu’il y a quelques jours, n’avaient aucune fin en vue —, la seule question à régler est celle du moyen d’y parvenir.
Je n’ai pas entendu beaucoup de parlementaires soutenir que les perturbations causées par les manifestants à Ottawa étaient acceptables, et que nous aurions dû les laisser continuer, alors je vais supposer que nous sommes généralement d’accord pour dire que les manifestations devaient cesser. Si j’ai tort d’émettre cette hypothèse, j’espère que vous interviendrez pour me dire très clairement que vous soutenez le droit des manifestants d’Ottawa de poursuivre leurs manifestations. Cela vous permettrait de préciser la raison pour laquelle vous pourriez vous opposer à la motion. Je ne serais pas d’accord avec vous, mais au moins nous pourrions tous comprendre nos positions respectives et comment nous en sommes arrivés à des conclusions différentes.
J’aimerais maintenant me pencher sur les arguments de ceux qui, d’une part, admettent que ces mesures étaient nécessaires pour mettre fin aux manifestations, mais qui, d’autre part, sont contre le recours à la Loi sur les mesures d’urgence. Par exemple, quelqu’un pourrait être d’avis que le gouvernement fédéral aurait pu négocier la fin des manifestations et ainsi éviter d’avoir à recourir à des pouvoirs d’urgence. Cependant, il ne faut pas oublier que les manifestants exigeaient, entre autres choses, la levée des exigences liées à la COVID-19 et le renversement du gouvernement, avec l’aide du Sénat, ni plus ni moins, et qu’ils insistaient pour qu’on ne retire pas leurs camions, leurs remorques et leurs trampolines jusqu’à ce que le gouvernement du Canada lève toutes les restrictions liées à la COVID-19.
Pour quelle raison un gouvernement dûment élu envisagerait-il de négocier avec une foule, d’abord pour annuler des mesures de santé publique que la majorité des Canadiens appuient, et ensuite pour abdiquer devant un groupe autoproclamé de manifestants bruyants? C’est une chose de reconnaître la fatigue liée à la pandémie, que nous ressentons tous, mais c’en est une autre de se soumettre à l’ochlocratie.
En ce qui concerne toute la tempête que l’on fait à propos du bouleversement de la démocratie par la Loi sur les mesures d’urgence, soyons très clairs : ce que les manifestants demandent correspond exactement à la définition du bouleversement démocratique. Le fait de ne pas s’opposer à leurs demandes ou, pire, de les valider en négociant avec eux équivaudrait à favoriser le bouleversement et représenterait une abdication des responsabilités gouvernementales.
Comme argument plus convaincant contre le recours à des pouvoirs spéciaux, on indique qu’ils s’avèrent inutiles pour commencer. Ce serait le cas s’il existait des autorités au sein des gouvernements fédéral ou provinciaux pour mettre efficacement un terme aux manifestations. Pourtant, si de tels pouvoirs existent — comme l’état d’urgence déclaré par la Ville d’Ottawa et par l’Ontario —, pourquoi les manifestations n’ont-elles pas été restreintes une fois l’état d’urgence déclaré? J’y vois deux possibilités : d’abord, les pouvoirs accordés à la province et à la municipalité étaient insuffisants pour disperser les manifestants; ensuite, les dirigeants en question étaient incapables d’exercer ces pouvoirs ou réticents à le faire.
La première possibilité revient à justifier le recours à la Loi sur les mesures d’urgence. Si la deuxième possibilité s’applique, certains pourraient faire valoir que le refus d’une province ou d’une municipalité d’exercer ses pouvoirs ne justifie pas l’invocation par le gouvernement fédéral de la Loi sur les mesures d’urgence. Cependant, pour décider d’avoir recours à cette loi, il ne suffit pas de déterminer si les autorités locales ont les pouvoirs nécessaires pour gérer la situation d’urgence, mais aussi de savoir si elles ont la capacité de les exercer et si leurs efforts sont susceptibles d’être efficaces.
Il me semble raisonnable que le gouvernement fédéral ait conclu que, après trois semaines de perturbation, ses homologues infranationaux n’avaient pas la capacité d’exercer les pouvoirs dont ils disposaient. Le fait que le gouvernement de l’Ontario soutienne la Loi sur les mesures d’urgence vient appuyer la pertinence de son utilisation.
Il est bien sûr possible de formuler des hypothèses sur les raisons qui expliquent l’intervention insuffisante de l’administration municipale et plus particulièrement du gouvernement provincial. Un tel exercice sort toutefois du cadre de la motion. Au bout du compte, il reviendra à l’électorat d’y réfléchir.
Un troisième type d’argument contre le recours à la Loi sur les mesures d’urgence fait valoir que, même si les manifestations sont intolérables et que les autorités existantes sont insuffisantes, les seuils établis dans la loi ne sont pas atteints, en particulier en ce qui concerne la définition de crise nationale. Selon ce point de vue, le mieux que l’on peut espérer est l’application des lois existantes contre des manifestants et l’utilisation d’initiatives policières générales pour contenir les manifestations et les laisser suivre leur cours jusqu’à ce qu’elles s’essoufflent. C’est ce que j’appelle l’approche patiente, et c’est bien sûr exactement ce qu’on a demandé aux habitants d’Ottawa de faire depuis quatre semaines. On leur a dit de s’armer de patience.
Il s’agit, en fin de compte, de déterminer si les seuils ont été atteints. Mais qui prend cette décision et comment? Voici ce qu’avait à dire à ce sujet Perrin Beatty, alors ministre de la Défense nationale du gouvernement de Brian Mulroney, quand il a témoigné devant le Parlement il y a 34 ans jour pour jour :
Lorsque le pays fait face à une grave situation de crise, la décision d’invoquer ou non les pouvoirs d’urgence est nécessairement un exercice de jugement, ou plutôt une série d’exercices de jugement. Celle-ci dépend non seulement de l’évaluation de la situation, mais encore et surtout du jugement que l’on porte sur l’évolution possible de la situation et sur la vitesse avec laquelle elle pourrait se détériorer.
Il ajoute :
[…] la décision de déclarer une situation de crise est un exercice de jugement politique, et le Parlement du Canada est évidemment l’endroit tout désigné pour contester ce jugement.
C’est la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle la véritable question que nous devrions tous nous poser, dans cette enceinte, est celle que j’ai posée au début de mon intervention. Fallait-il mettre un terme assez rapidement à cette manifestation du « convoi de la liberté » — et à ses effets dévastateurs sur les résidants, les petites entreprises, les services municipaux et notre propre système gouvernemental — qui a duré pendant trois semaines ininterrompues et sans résolution en vue?
Je répondrais par l’affirmative. Voici une partie de la définition du mot « urgence » dans le dictionnaire : « ... événements survenant de façon inattendue, et nécessitant une intervention immédiate... ».
Je pense que nous pouvons convenir qu’il s’agit d’une « urgence » lorsque des centaines de véhicules investissent la capitale et bloquent les principales rues d’Ottawa, générant ainsi d’énormes perturbations et pertes économiques pour les résidants. Cela dit, que pourrait-on qualifier d’urgence « nationale »? La cible des camionneurs était de facto de portée nationale, car il s’agissait du gouvernement fédéral. L’épicentre de la manifestation se trouvait sur la Colline du Parlement, qui est le siège du gouvernement national. D’après moi, même en faisant abstraction des manifestations ailleurs au pays et de la multiplication des barrages, le simple fait que la principale manifestation se trouvait dans notre capitale fait de cet événement une urgence nationale.
Je ne suis pas d’accord avec l’Association canadienne des libertés civiles, qui considère que l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence n’était pas nécessaire parce que, pour reprendre les mots employés par le directeur de l’association : « Les manifestations perturbatrices, bien que souvent illégales [...] peuvent être le moyen le plus efficace de sensibiliser. »
L’association s’était opposée à l’adoption de la Loi sur les mesures d’urgence en 1988, alors il n’est pas surprenant qu’elle s’oppose à la première invocation de la loi plus de 30 ans plus tard. Après avoir relu le mémoire que l’association avait présenté en 1988 au sujet de ce qui était à l’époque le projet de loi C-77, je peux dire que je comprends certaines de ses réserves. Je comprends la préoccupation de l’association lorsqu’elle affirme que l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence dans le cas présent ne doit pas faire en sorte que les pouvoirs d’urgence soient « normalisés ».
Cependant, chers collègues, je pense que le risque qui doit nous inquiéter aujourd’hui est celui de la normalisation d’un type de manifestations qui paralysent des infrastructures clés; qui assiègent la capitale; qui font du tort aux entreprises, aux travailleurs et aux résidants du secteur où se tiennent ces manifestations; qui ont pour objectif de contraindre le gouvernement à changer ses décisions en exerçant du chantage sur lui.
C’est ce que nous ne voulons pas qui soit normalisé. Ce genre de manifestation illégale et perturbatrice, peu importe la cause qu’elle porte, peut effectivement être le moyen le plus efficace de « sensibiliser », comme le soutient l’Association canadienne des libertés civiles, mais elle nous entraîne sur un terrain glissant.
Même si nous pouvons convenir que l’invocation de la loi était nécessaire, personne ne devrait se réjouir de la réduction des libertés civiles, et nous devrions tous nous employer à trouver le moment le plus opportun pour mettre fin aux pouvoirs d’urgence. Il s’agit là de la tâche permanente du Parlement, à laquelle nous devrions nous atteler immédiatement après la confirmation de cette motion, dès la constitution du comité d’examen parlementaire.
Il est également important de souligner que le fait d’appuyer le recours à la Loi sur les mesures d’urgence ne revient pas à appuyer la loi dans son ensemble. Tout comme le dépôt du projet de loi C-77 a donné lieu à un débat public vigoureux, l’invocation de cette loi trois décennies plus tard devrait donner lieu à un autre examen approfondi de ses dispositions.
Après tout, le monde de 2022 est bien différent de celui de 1988. Pensez à Internet, aux médias sociaux, à GoFundMe et ses équivalents, aux cryptomonnaies ainsi qu’à l’ingérence d’acteurs étrangers étatiques et non étatiques, qui sont tous des facteurs à prendre en compte dans le cas présent. Personnellement, je pense que la définition de « menaces envers la sécurité du Canada », tirée de la Loi sur le SCRS, est trop large, mais cela devrait faire l’objet d’un autre débat une autre fois.
Honorables sénateurs, j’en ai moi aussi assez des restrictions liées à la COVID-19. La bonne nouvelle est qu’il semble que nous soyons en train de sortir du tunnel du coronavirus, ce qui signifie que les mesures obligatoires seront progressivement assouplies, peut-être au point où la seule obligation de santé publique sera celle que vous vous imposerez à vous-mêmes, selon votre tolérance au risque. Mais nous ne pouvons pas et ne devrions pas éliminer les mesures obligatoires parce qu’une foule bruyante dit que le moment de le faire est venu.
Dans notre désir ardent et notre impatience de retrouver la normalité, nous ne devons pas oublier que les coronavirus ne partagent pas nos priorités. Nous ne savons pas si un autre variant de la COVID-19, peut-être plus virulent qu’Omicron et Delta, n’est pas à nos portes. Si un tel variant apparaît et frappe durement, nous ne pourrons pas laisser notre impatience à l’égard des restrictions aller à l’encontre des directives rationnelles de la santé publique, y compris de nouveaux confinements.
C’est pourquoi la manifestation des camionneurs ne devrait pas être considérée sous l’angle de l’état d’urgence seulement, ce qui a été le fondement du recours à la Loi sur les mesures d’urgence, mais aussi du point de vue du sinistre. Si le gouvernement ne cite pas le critère du « sinistre » dans sa justification du recours aux pouvoirs d’urgence, il importe de ne pas perdre de vue le lien entre état d’urgence et sinistre. Le premier favorise le deuxième.
Ce n’est pas le moment de faire preuve de désinvolture à l’égard de l’état d’urgence, particulièrement lorsque celui-ci est si étroitement lié à une situation de sinistre. Céder aux appels à ignorer les directives de la santé publique peut être relativement inoffensif à la fin de la présente pandémie, mais ce sera catastrophique dans la prochaine.
Honorables collègues, je voterai pour cette motion de confirmation et j’espère que vous l’appuierez aussi.