Motion concernant l'égalité des groupes du Sénat

Honorables sénateurs, je suis heureux de pouvoir enfin parler de ma motion. Comme vous vous le rappelez, j’en ai donné préavis avant l’ajournement du Sénat pour le congé de Noël.

Je n’ai pas lancé le débat lorsque nous sommes revenus de vacances parce que je voulais profiter de l’occasion pour discuter de la motion avec tous les leaders et obtenir leur opinion.

Le débat a été retardé davantage par le rappel au Règlement du sénateur Housakos, que le Président a maintenant rejeté. À certains égards, je suis reconnaissant au sénateur Housakos d’avoir invoqué le Règlement, car lui et les autres sénateurs qui ont cherché à m’empêcher de prendre la parole ont démontré de manière très éloquente pourquoi la motion est plus nécessaire que jamais.

Aujourd’hui, dans mon discours, je ne m’attarderai pas sur le texte spécifique de la motion, mais plutôt sur le principe sous-jacent en ce qui a trait au changement que nous cherchons à apporter.

Pour ceux qui s’intéressent aux moindres détails, mes collaborateurs ont envoyé à tous une version préliminaire de la motion où l’on voit les changements proposés vis-à-vis du texte actuel. Vous avez sans doute remarqué que les modifications que je propose ont tous certains points en commun, et c’est là-dessus que j’aimerais surtout attirer votre attention cet après-midi.

J’ai consulté bon nombre d’entre vous avant de présenter ma motion et je vous remercie tous de vos commentaires et suggestions. On m’a recommandé d’y aller doucement, et c’est ce que j’ai fait. Je suis impatient d’entendre le point de vue de mes collègues; qui sait, peut-être certains auront-ils des suggestions à faire pour l’améliorer.

Honorables collègues, on pourrait croire à première vue que ma motion vise d’abord et avant tout à modifier le Règlement. Or, si vous y regardez de plus près, vous constaterez qu’elle vise surtout l’égalité entre les groupes parlementaires. Comprenez-moi bien : si nous adoptons cette motion, de nouvelles règles s’appliqueront, mais elles n’auront pas pour effet de bouleverser radicalement la manière dont le Sénat fonctionne. Elles visent plutôt à adapter le Règlement afin qu’il reflète la nouvelle réalité du Sénat. Que vous soyez un traditionaliste, un moderniste ou un peu des deux, vous ne pouvez pas voir dans ma motion autre chose qu’une simple, mais essentielle, actualisation de nos façons de faire.

Succinctement, nous ne changeons pas la réalité du Sénat en modifiant le Règlement. Nous modifions le Règlement pour refléter la réalité d’un Sénat qui a changé.

Si vous vous demandez ce que je veux dire par « la nouvelle réalité du Sénat », il vous suffit de regarder dans cette enceinte. Soixante-treize sénateurs ne font pas partie d’un caucus politique, trois représentent le gouvernement et moins de deux douzaines font partie du caucus politique qui forme l’opposition. Ensemble, moins du quart des sénateurs représentent le gouvernement et l’opposition. Dans ce contexte, chers collègues, comment pouvons-nous conserver des règles de procédure qui privilégient le gouvernement et l’opposition, qui, dans les faits, forment le duopole d’une proportion minoritaire du Sénat?

J’insiste sur une chose : la motion ne vise pas à enlever leur droit aux sénateurs qui souhaitent siéger en tant que membres d’un caucus politique. Je respecte le fait que mes collègues conservateurs sont fiers de siéger à titre de conservateurs et d’agir de concert avec le caucus conservateur de la Chambre des communes. Rien dans les modifications proposées au Règlement ne les empêchera de poursuivre ainsi. Leurs droits sont protégés. Toutefois, qu’en est-il des droits des 75 % des sénateurs qui siègent à titre de membres d’un groupe ne faisant pas partie d’un caucus politique?

Permettez-moi de vous donner quelques exemples des modifications proposées. Le premier exemple concerne le rôle des whips et des agents de liaison en ce qui concerne la durée de la sonnerie. Dans le cas d’un vote par appel nominal, conformément au Règlement, le Président doit demander aux whips du gouvernement et de l’opposition s’ils se sont mis d’accord sur la durée de la sonnerie. S’ils ne se sont pas mis d’accord, la durée de la sonnerie par défaut est de 60 minutes.

Ma motion ajoute simplement les représentants désignés des partis reconnus et des groupes parlementaires reconnus à la liste des personnes que le Président doit consulter. Cet ajout au Règlement est conforme au principe d’égalité des groupes du Sénat que ma motion tente d’appliquer. Il remplit également une fonction pratique importante, surtout dans le contexte actuel. En effet, il inclut dans le processus de prise de décisions concernant la durée de la sonnerie les groupes mêmes qui constituent la majorité du Sénat. Après tout, le but de la sonnerie est de permettre aux sénateurs absents de revenir à temps pour voter. Pourquoi les whips du gouvernement et de l’opposition devraient-ils déterminer à eux seuls la durée de la sonnerie alors qu’ils représentent moins d’un quart des sénateurs?

Le deuxième exemple est le temps de parole accordé aux leaders, aux facilitateurs et aux porte-paroles. L’article actuel du Règlement accorde au leader du gouvernement et au leader de l’opposition, ainsi qu’au parrain du projet de loi et au porte-parole, un temps de parole plus long lors de la deuxième et de la troisième lecture. Ma motion étend le droit à un temps de parole plus long à tous les leaders et facilitateurs, ainsi qu’aux porte-paroles désignés d’un projet de loi. Par « porte-parole », j’entends le porte-parole traditionnel de l’opposition, ainsi que les personnes désignées par les autres groupes parlementaires reconnus.

Chers collègues, nous employons le terme « porte-parole » parce que c’est une façon concise de parler des représentants de tous les partis et de tous les groupes parlementaires reconnus qui ont un rôle à jouer, au lieu d’employer le terme spécifique que préfère chaque groupe reconnu. Le porte-parole de l’opposition est un porte-parole; l’appeler « porte-parole » tout court n’enlève rien à son rôle traditionnel.

Le terme « porte-parole » ne sous-entend pas que la personne doit être en faveur du projet de loi. En d’autres mots, chers collègues, on peut critiquer le projet de loi même si on est porte-parole.

Le troisième exemple est le report des votes et les accords pour fixer un délai. À l’heure actuelle, l’article 7-1(1) du Règlement oblige le gouvernement à consulter seulement un groupe pour la fixation de délais. Dans un esprit de collaboration, par souci d’égalité et en reconnaissance de la nouvelle réalité du Sénat, je crois — et je suis loin d’être le seul — que tous les groupes parlementaires reconnus devraient être inclus dans ces discussions.

De même, l’article 9-10(4) autorise seulement les sénateurs ministériels ou de l’opposition à reporter les votes. Tous les groupes parlementaires reconnus devraient être autorisés à le faire afin de pouvoir empêcher leurs membres de perdre leur droit de vote. C’est uniquement une question d’emploi du temps. Il n’est pas du tout normal qu’il existe une règle excluant expressément des groupes qui représentent la vaste majorité de sénateurs dans cette enceinte.

Honorables sénateurs, vous voyez ce que je veux dire. Nous ne modifions pas les procédures comme telles. Nous élargissons plutôt les droits des groupes ne faisant pas partie du gouvernement ou de l’opposition afin qu’ils puissent participer à ces procédures. C’est pourquoi je soutiens que la présente motion vise moins à modifier le Règlement du Sénat qu’à assurer l’égalité des groupes sénatoriaux.

Certains sénateurs croient peut-être que les procédures et les pratiques que nous tenons à rendre égalitaires sont dépassées ou boiteuses et devraient être carrément réécrites. À titre d’exemple, j’ai parlé plus tôt de la sonnerie. À l’heure actuelle, la durée par défaut des sonneries est de 60 minutes. Devrait-elle être différente? Je ne le sais pas. C’est pourquoi je ne soulève pas cette question dans la motion. Il serait peut-être bon de réexaminer les principes de base de certaines de nos règles, mais ce sera pour plus tard, pour une autre motion.

Bref, je le répète : la motion à l’étude est modeste et apporte de légères améliorations. Elle vise surtout à adapter les règles à une nouvelle réalité.

Cela dit, je tiens à attirer votre attention sur deux exceptions. Premièrement, ma motion propose d’accorder un temps de parole égal, soit 45 minutes, à tous les leaders et facilitateurs d’un projet de loi aux étapes des deuxième et troisième lectures, alors qu’à l’heure actuelle, le gouvernement dispose d’un temps de parole illimité et tous les autres ont 45 minutes. On peut débattre du changement proposé mais selon moi, chers collègues, peu importe la complexité d’un enjeu, si vous ne pouvez pas présenter vos arguments en 45 minutes, un temps de parole plus long ne pourra pas vraiment vous aider. Il pourrait vous nuire, en fait. Chers collègues, le Sénat n’est pas une Chambre de discours interminables mais une Chambre de débats. Ce n’est pas la même chose.

Quoi qu’il en soit, pour respecter le principe d’une égalité stricte entre les différents groupes du Sénat à cet égard, si quelqu’un a un temps de parole illimité, nous devrons aussi l’accorder à tous les leaders et tous les facilitateurs. Je devine déjà les frissons d’horreur que provoque l’idée de donner à plus de sénateurs un temps de parole illimité.

Pour ce qui est de la deuxième exception, lorsque nous avons voulu accorder le statut de membre d’office des comités aux leaders et aux facilitateurs de tous les groupes, nous avons envisagé de niveler vers le haut en accordant à tous les membres d’office le droit de vote aux comités. Cependant, nous avons finalement décidé de niveler vers le bas en n’accordant pas le droit de vote aux leaders et aux facilitateurs. Je suis partagé sur la question, mais il y a des raisons importantes et pratiques qui justifient le nivellement vers le bas plutôt que vers le haut. Je m’explique.

Premièrement, il est peu probable que les leaders et les facilitateurs participent régulièrement aux réunions des comités et suivent de près les témoignages et les discussions sur un projet de loi ou une étude donnée au comité. Si ces gens pouvaient simplement se pointer à la fin d’une étude pour voter, cela donnerait l’impression que leur droit de vote est davantage une façon d’exercer un pouvoir qu’un moyen de se prononcer au terme des délibérations. Cela aurait pour effet de rendre les votes des véritables membres des comités moins importants, surtout si ce sont ces membres qui ont fait le gros du travail lors de l’étude d’un projet de loi ou d’une autre étude.

Il y a aussi des raisons pratiques de croire qu’il ne serait pas judicieux d’accorder le droit de vote à tous les membres d’office. Selon l’ancien régime — ou plutôt le régime actuel —, le statut de membre d’office est accordé seulement au leader du gouvernement et au leader de l’opposition. Par conséquent, à moins d’une surprise, ces deux votes supplémentaires devraient s’annuler. En revanche, dans un Sénat avec de multiples groupes et caucus, les votes supplémentaires donneraient des résultats imprévisibles, et cela donnerait lieu à des manœuvres partisanes qui n’ont vraiment pas leur place dans le processus de délibération d’un comité bien organisé.

Je reconnais qu’il existe peut-être des circonstances spéciales où ces votes supplémentaires sont importants, et je suis disposé à poursuivre les discussions sur cette question. Cependant, j’espère avoir bien expliqué pourquoi je crois qu’un nivellement vers le bas est plus sensé qu’un nivellement vers le haut.

Honorables collègues, à part les exceptions sur lesquelles j’ai attiré votre attention, ma motion peut se résumer comme suit : Les privilèges, les droits et les responsabilités que prévoit le Règlement du Sénat exclusivement pour le gouvernement et l’opposition devraient aussi s’appliquer à tous les groupes parlementaires reconnus au Sénat. En abordant la motion sous cet angle, j’espère que vous comprendrez pourquoi je la considère comme une motion pour l’égalité et le respect mutuel plutôt qu’une motion portant sur le Règlement en tant que tel.

Chers collègues, voilà pourquoi j’ai choisi de présenter la motion, en y proposant un libellé précis pour modifier le Règlement, au Sénat même plutôt que de soumettre la question au Comité du Règlement pour qu’il l’étudie avant de la renvoyer au Sénat à une date ultérieure.

Chers collègues, l’égalité des sénateurs et des groupes du Sénat ne peut pas tarder davantage. Notre propre Comité sur la modernisation est arrivé à cette conclusion il y a plus de trois ans. Dans son rapport intitulé La modernisation du Sénat : Aller de l’avant, publié en octobre 2016, le comité établit l’égalité comme principe de base : les sénateurs sont égaux sur le plan des droits et des privilèges conférés aux parlementaires, et les règles et les pratiques du Sénat devraient toujours tenir compte de ce principe.

Dans un rapport subséquent, le Comité sur la modernisation a clairement indiqué que, malgré les nombreux ajustements apportés au Règlement et à la procédure, il était nécessaire d’apporter d’autres modifications afin de « refléter la nouvelle réalité du Sénat ». Dans son 13e rapport, le Comité sur la modernisation a conclu :

[...] pour parvenir à une véritable égalité des sénateurs, le cadre qui régit actuellement les procédures et les délibérations du Sénat doit nécessairement faire l’objet de correctifs, et [...] ces correctifs devraient être pris en compte quant à sa modernisation.

Honorables sénateurs, la seule chose qui cloche avec ma motion, c’est que je l’ai présentée quatre ans trop tard.

À ceux d’entre vous qui pensent que la motion court-circuite le processus de modification du Règlement, je réponds que c’est l’inverse. Cette hésitation à assumer pleinement la nouvelle réalité d’un Sénat plus indépendant court-circuite la reconnaissance juste et équitable des groupes parlementaires autres que ceux du gouvernement et de l’opposition. À cet égard, honorables sénateurs, nous ne sommes pas en avance, mais très en retard.

J’aimerais maintenant prendre quelques minutes pour devancer les principaux arguments qui pourraient être opposés à la motion et les réfuter un par un. Vous avez déjà entendu les arguments les plus extrêmes contre la motion dans le rappel au Règlement du sénateur Housakos, que la présidence vient tout juste de rejeter. Nul besoin de nous attarder à la décision du Président parce qu’elle est claire et sans équivoque et qu’elle parle d’elle-même. J’aimerais pousser encore plus loin ma réfutation des faussetés qu’ont propagées le sénateur Housakos et certains de ses collègues.

Il est faux de prétendre qu’il serait illégal de modifier le Règlement du Sénat afin qu’il tienne compte du fait qu’il existe d’autres groupes à part le gouvernement et l’opposition. C’était, grosso modo, ce que le sénateur Housakos a fait valoir dans son rappel au Règlement. Si tel était le cas, cela dit, alors les modifications que le Sénat a déjà approuvées — sur la reconnaissance et le financement des groupes parlementaires autres que le gouvernement et l’opposition, par exemple — seraient alors inconstitutionnelles elles aussi. Le sénateur Housakos, si vous vous rappelez bien, a entamé sa diatribe en évoquant les aménagements que le Sénat a faits dans ses règles afin de tenir compte du nombre sans cesse grandissant de sénateurs non affiliés. Il était pourtant partie à ces changements. S’il estime désormais que les modifications précédentes au Règlement violent la Constitution, je l’invite à s’adresser à la Cour suprême. Oh, mais attendez un instant : n’est-ce pas la Cour suprême qui, dans un renvoi historique, a conclu que Sénat avait justement été conçu comme une assemblée législative non partisane? Voici ce qu’on peut lire dans la décision en question, qui date de 2014 :

En créant le Sénat de la manière prévue à l’Acte, il est évident qu’on voulait en faire un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes.

Les rédacteurs ont cherché à soustraire le Sénat au processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes afin d’écarter les sénateurs d’une arène politique toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme.

Il est évident que le sénateur Housakos préfère un Sénat organisé selon les lignes gouvernement-opposition partisanes, contrairement à ce que dit le renvoi à la Cour suprême. Il en a le droit. Cela dit, il ne faut pas s’emballer et parler d’enfreindre la loi, de violer la Constitution et d’affaiblir la démocratie parlementaire.

Cela dit, il y a une chose sur laquelle je suis d’accord avec le sénateur Housakos : il faut modifier la Loi sur le Parlement du Canada pour tenir compte de la nouvelle réalité du Sénat, de ses différents groupes. La modification de cette loi est nécessaire en plus des modifications que je propose d’apporter au Règlement et non pas comme un préalable. Le Sénat a le pouvoir de modifier le Règlement, mais il ne peut pas modifier la Loi sur le Parlement du Canada. C’est pour cette raison que nous devons faire ce que nous pouvons de notre côté pour modifier le Règlement et le gouvernement doit faire ce que lui seul peut faire pour ce qui est de modifier la Loi sur le Parlement du Canada.

Le gouvernement a promis de modifier cette loi dans sa plateforme et dans le discours du Trône. J’espère pouvoir compter sur le soutien du sénateur Housakos lorsque nous serons saisis de cette question.

Le deuxième argument contre ma motion est que, bien qu’un Sénat indépendant n’enfreigne pas la loi ni la Constitution, c’est une idée tout simplement malavisée. Il s’agit d’une version atténuée de l’argument extrême qu’a fait valoir le sénateur Housakos lorsqu’il a invoqué le Règlement. Selon ce raisonnement, la soi-disant expérience d’un Sénat indépendant finira par être annulée ou elle s’effondrera sous son propre poids; par conséquent, nous ne devrions rien modifier entretemps.

Chers collègues, j’ai entendu cet argument à maintes reprises au cours de la 42e législature et je l’entends toujours de temps en temps. Je peux comprendre le sentiment sous-jacent, car il témoigne d’une préférence pour l’ancienne façon de faire les choses et de la conviction que la nouvelle approche est inférieure. Je ne partage pas cette préférence, mais je respecte le fait que d’autres sénateurs puissent avoir une opinion différente. Lors de la dernière législature, certains des sénateurs conservateurs et des anciens sénateurs libéraux indépendants m’ont dit que nous ne devrions pas modifier le Règlement avant les prochaines élections pour voir si un nouveau gouvernement pourrait rétablir un Sénat partisan. Eh bien, les élections ont eu lieu et, il y a quelques semaines à peine, nous avons accueilli deux nouveaux sénateurs non affiliés au Sénat. Il y en aura certainement d’autres dans les semaines et les mois à venir.

Honorables collègues, nous nous trouvons peut-être dans un bâtiment historique qui représente l’époque glorieuse des voyages en train, mais nous sommes en 2020 et cette époque est révolue. Dire qu’il faut attendre avant de faire des changements parce que, sait-on jamais, cette époque pourrait revenir est tout au plus un effet de la nostalgie.

Un troisième argument pourrait servir à s’opposer à ma motion : le système fonctionne très bien présentement. Il faut le dire, en pratique, on consulte déjà d’autres groupes comme le Groupe des sénateurs canadiens et le Groupe des sénateurs indépendants, ainsi que leurs dirigeants, sur certains enjeux et, de façon ponctuelle, on leur accorde des droits similaires à ceux du gouvernement et de l’opposition. Nous avons entendu une version de cet argument le jeudi précédent la relâche des Fêtes, lorsque la sénatrice Martin a pris la parole au sujet de ma motion, et elle l’a aussi avancé lorsqu’elle a appuyé le recours au Règlement du sénateur Housakos. Au sujet du fait que le Sénat venait de m’accorder son consentement unanime pour que je présente une motion qui ne concernait pas le débat en cours et qui portait sur un changement à la composition du Comité de la régie interne, la sénatrice a dit ceci :

[...] nous avons donné notre consentement et [la motion] a été adoptée parce que nous comprenions la situation, cela montre la souplesse du Règlement actuel, qui s’appliquait lors de la dernière législature et qui s’applique encore à tous les sénateurs dans la présente législature. Si nous donnons notre consentement, nous pouvons faire ce type de changements et d’ajustements.

Elle a ajouté :

[...] notre Règlement, dans sa forme actuelle, permet de tels changements. Je pense qu’il nous sert très bien.

Je suis certain que les commentaires sincères de la sénatrice Martin ont été faits de bonne foi et qu’ils exprimaient peut-être une certaine générosité, mais il ne faut pas se méprendre : lorsqu’elle parle de la flexibilité du Règlement concernant le consentement, elle veut dire que ses collègues du caucus conservateur et elle ont la flexibilité voulue pour accorder leur consentement — quand bon leur semble. Lorsque la sénatrice dit « Je pense [que le Règlement] nous sert très bien », elle a tout à fait raison. Cependant, le « nous » renvoie au gouvernement et à l’opposition, qui détiennent le pouvoir d’accorder, de temps à autre, des privilèges aux autres groupes reconnus en donnant leur consentement — si nous le demandons gentiment.

N’oubliez pas, chers collègues, que le mot « consentement » est un bel euphémisme pour « donner la permission ». Lorsqu’un groupe sénatorial reconnu, autre que le gouvernement et l’opposition, demande le consentement pour faire quelque chose que seuls le gouvernement et l’opposition peuvent faire, il demande la permission. Le fait que nous devions le faire est précisément la raison pour laquelle j’estime, contrairement à la sénatrice Martin, que le Règlement actuel ne nous sert pas bien.

Présenter comme argument que le régime fonctionne parce qu’il a une certaine souplesse revient essentiellement à préconiser une structure à deux catégories au Sénat, où les groupes qui ont déjà des droits inscrits dans le Règlement daigneront offrir certains de ces droits aux groupes exclus un peu comme si noblesse oblige.

Pour une institution qui s’enorgueillit de respecter la Charte des droits et de défendre les groupes victimes de discrimination, l’idée qu’une catégorie établie puisse distribuer des droits et des avantages aux autres avec parcimonie et à sa discrétion, sans que ces droits soient inscrits dans le Règlement, est réactionnaire au plus haut point. Je ne peux m’imaginer que quiconque ici tolérerait un tel argument s’il était présenté à l’égard d’un groupe ethnique donné, d’une région donnée ou d’une catégorie de citoyens du Canada.

Honorables sénateurs, que vous aimiez ou non la réalité d’un nouveau Sénat plus indépendant et moins partisan, il s’agit d’une réalité qui bénéficie d’un vaste appui du public. En 2019, un sondage d’opinion mené dans l’ensemble du pays a révélé que 77 % des Canadiens souhaitent que le nouveau processus de nomination soit maintenu. De plus, 81 % des répondants affirment que le fait que « les nouveaux sénateurs [...] ne prennent pas part aux activités d’un parti politique et demeurent indépendants » constitue un changement positif. Cinq pour cent seulement soutiennent que l’indépendance du Sénat constitue un aspect négatif.

Ceux qui voudraient que nous fassions marche arrière, c’est-à-dire que nous revenions à l’ancienne méthode de nomination des sénateurs, sont du même avis que seulement 3 % des Canadiens.

En conclusion, j’aimerais couper court à la rumeur selon laquelle la motion a pour effet « d’éliminer » l’opposition au Sénat. Tout d’abord, je dois dire qu’en tant que sénateur indépendant, le droit de m’opposer aux mesures législatives du gouvernement fait partie intégrante de mon travail et est au cœur de mon identité. Cela vaut pour tous les sénateurs indépendants qui, par définition, ne font pas partie du gouvernement. Nous protégeons jalousement ce droit, comme c’est le cas des sénateurs qui se disent membres de l’opposition parce qu’ils représentent un parti politique qui n’est pas actuellement au pouvoir.

La différence est la suivante : les sénateurs partisans passeront de l’opposition au gouvernement s’il y a un changement de gouvernement qui favorise leur parti. Dans cette optique, les sénateurs indépendants ont tout autant d’intérêt à préserver le droit d’opposition que les sénateurs qui sont dans l’opposition seulement quand leur parti n’est pas au pouvoir.

La rumeur selon laquelle nous tentons d’éliminer l’opposition découle probablement d’une lecture superficielle de la motion où — comme vous le verrez dans la version préliminaire de la motion que j’ai distribuée — les références au terme « opposition » dans le texte actuel ont été remplacées par des références aux « représentants d’un parti reconnu et de groupes parlementaires reconnus », afin de reconnaître que le Sénat est désormais composé de multiples groupes.

Nous avons aussi remplacé les termes « leader du gouvernement et leader de l’opposition » par « tous les leaders et facilitateurs ». Par ailleurs, au lieu de « porte-parole de l’opposition », « porte-parole du Groupe des sénateurs indépendants », « porte-parole du Groupe des sénateurs canadiens » et d’autres formulations du genre, nous avons utilisé une formulation plus concise, à savoir « porte-parole du projet de loi de chacun des partis reconnus et des groupes parlementaires reconnus ».

Chers collègues, nous avons choisi un tel libellé — qui, soit dit en passant, a été recommandé par le Bureau de la procédure et des travaux de la Chambre — en nous conformant aux bonnes pratiques de rédaction. On nous a informés que ce libellé n’éliminera pas du tout l’opposition.

En tout cas, toute personne raisonnable qui lit le libellé proposé ne sera pas portée à conclure que cette motion vise à éliminer l’opposition au Sénat.

C’est comme si, en déclarant qu’il faut se laver les mains avant chaque repas au lieu de dire qu’il faut le faire avant le déjeuner, le dîner et le souper, l’administratrice en chef de la santé publique avait décidé d’éliminer le déjeuner. Le déjeuner peut très bien se débrouiller tout seul. Et si, au Canada, un groupe de défenseurs du déjeuner prétendait que la version brève de la mise en garde concernant une bonne hygiène mettait en péril son repas préféré de la journée, on rigolerait un bon coup, puis on passerait rapidement à autre chose. J’espère que nous pourrons faire de même pour ce qui est de l’idée erronée voulant que cette motion vise à éliminer l’opposition.

Si vous avez quand même besoin d’être rassurés, je vous recommande de consulter les pages 123 à 135 du Règlement du Sénat, ainsi que les pages 5-4 à 5-6 du Règlement administratif du Sénat. Cette motion ne modifierait en rien les articles de ces ouvrages mentionnant l’« opposition ».

Chers collègues, pour résumer, il s’agit d’une motion qui porte sur l’égalité des groupes représentés au Sénat. Elle vise à mettre à jour notre Règlement de façon modeste pour refléter la nouvelle réalité de la Chambre haute. Il s’agit d’une motion qui arrive à point nommé et dont nous avons maintenant besoin de toute urgence en raison de la forte présence de sénateurs qui ne font ni partie du gouvernement ni d’un caucus politique partisan.

Essentiellement, voter en faveur de cette motion, c’est manifester du respect pour la façon dont notre institution a évolué ces dernières années et, plus important encore, pour la majorité des sénateurs qui sont actuellement traités comme des citoyens de seconde zone uniquement parce qu’ils siègent comme indépendants.

Si vous êtes enclins à voter contre la motion, posez-vous la question suivante : croyez-vous à l’égalité des sénateurs et des groupes représentés au Sénat? Dans la négative, qu’est-ce qui rend un groupe plus égal qu’un autre?

J’ai hâte que nous débattions davantage de cette motion pour que l’on propose des suggestions et des améliorations et que nous votions le plus rapidement possible sur cette importante affaire en suspens qui s’inscrit dans la modernisation continue de la Chambre haute.

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