Motion concernant le génocide perpétré contre les Ouïgours
Honorables sénateurs, je suis reconnaissant d’avoir l’occasion de parler de cette motion, qui est controversée pour diverses raisons et qui a suscité de vives émotions. Contrairement à la Chambre des communes, nous tenons un véritable débat sur cette motion, ce qui, à mon avis, est tout à l’honneur de la Chambre de second examen objectif. Bien entendu, il existe divers points de vue, dont certains peuvent en rendre beaucoup mal à l’aise, mais tâchons d’accueillir la diversité d’opinions plutôt que de chercher à l’éliminer.
La motion comporte deux volets. Le premier concerne le sort des Ouïghours dans la région du Xinjiang, et le deuxième demande le boycottage des Jeux olympiques d’hiver de 2022, qui auront lieu en Chine. Je vais commencer par le deuxième, étant donné que les Jeux olympiques constituent une question relativement simple à savoir jusqu’à quel point nous devons permettre à la politique de s’immiscer dans les épreuves sportives. Pour résumer mon point de vue : le moins possible.
En ce qui concerne la question plus épineuse de la région du Xinjiang, je commencerai par dire que le vote sur la motion reflète peu ce que l’on peut penser du sort des Ouïghours. Bien entendu, certains veulent transformer le vote sur cette motion en test pour savoir à qui ils ont affaire. Je comprends ceux qui se sentent forcés de voter en faveur de la motion pour éviter d’être catalogués.
C’est pour cela qu’il n’est pas facile pour moi de faire ce discours, car il risque de déclencher une tempête de dénonciations spontanées et d’étiquettes peu flatteuses de la part de mes « admirateurs ». Je rejette ce genre de raisonnement réducteur et les insinuations sournoises qui l’accompagnent. Il est malheureux que nous vivions une époque où je dois mentionner cela au début d’un discours au Sénat du Canada, mais j’aimerais pouvoir explorer avec vous ce qui me semble être dans l’intérêt supérieur des Canadiens et du Canada. J’espère qu’on pourra en dire autant des autres Canadiens — en particulier ceux d’origine chinoise — qui partagent mon opinion dans une certaine mesure, mais qui ne jouissent pas des mêmes privilèges et protections que moi. Dans ce pays, on observe une tendance inquiétante où les discussions sur la Chine et sur les relations entre le Canada et la Chine prennent une tournure manichéenne, et où les liens que des Canadiens entretiennent avec la Chine suscitent des malaises, des soupçons ou carrément de l’hostilité.
La motion vise essentiellement à qualifier de génocide les actions perpétrées par la Chine contre les Ouïghours au Xinjiang. Je souligne que nous avons déjà adopté une motion demandant au gouvernement d’imposer des sanctions semblables à la loi de Magnitski à des dirigeants chinois responsables de violations des droits de la personne au Xinjiang et que cette motion n’inclut pas l’étiquette de génocide. Vous connaissez déjà mon opinion sur les motions demandant l’application de sanctions semblables à la loi de Magnitski. Cela dit, étant donné que le Sénat désire montrer qu’il faut « agir », une motion défendant une telle approche a déjà été adoptée. La motion actuelle n’ajoute aucune mesure concrète à prendre au sujet de la situation des Ouïghours en Chine; il ne s’agit que d’appliquer un qualificatif en particulier.
Chers collègues, nous avons entendu divers comptes rendus sur ce qui se passe au Xinjiang, la plupart provenant de sources américaines et australiennes. Toutefois, le meilleur ensemble de renseignements sur le Xinjiang vient du Canada, plus précisément de l’Université de la Colombie-Britannique, dans le cadre du projet de documentation sur le Xinjiang. Il est extrêmement important que nous ayons tous accès à une base de connaissances aussi exacte et aussi complète que possible, en particulier lorsqu’il s’agit de se faire une opinion sur des choses qui se passent loin du Canada. Si vous vous intéressez à la question des détentions extrajudiciaires des Ouïghours, des Kazakhs et d’autres groupes ethniques au Xinjiang, le portail de l’Université de la Colombie-Britannique est un excellent point de départ. Le lien URL se trouvera dans le texte de mon discours qui sera bientôt publié sur mon site Web du Sénat.
L’équipe de l’Université de la Colombie-Britannique ne nous dit pas si la situation correspond à la définition légale d’un génocide, mais je crois qu’aucune façon d’expliquer ce qui se passe au Xinjiang ne pourrait sembler acceptable aux yeux de la plupart des Canadiens. Même si on acceptait l’explication du gouvernement chinois selon laquelle sa façon de traiter les Ouïghours est bénéfique à la communauté ouïghoure, il a pour objectif d’empêcher des activités terroristes, les camps sont fondamentalement des centres de formation professionnelle et la démolition de mosquées est le résultat du développement et de la modernisation des infrastructures, je crois pouvoir dire sans me tromper que la plupart des Canadiens seraient tout de même horrifiés. Je comprends donc qu’il puisse sembler impossible aux parlementaires de l’autre endroit et à de nombreux sénateurs d’envisager de ne pas appuyer cette motion.
Le fait qu’aucune façon d’expliquer ce qui se passe au Xinjiang ne peut sembler acceptable aux yeux des Canadiens montre autant qui nous sommes que ce que la Chine est. Nos libertés individuelles sont inscrites dans la Charte canadienne des droits et libertés, que nous considérons comme sacrée et qui ne permettrait pas au gouvernement fédéral de procéder à l’arrestation massive de personnes soupçonnées de terrorisme, de forcer des communautés entières à fréquenter des écoles parce qu’il estime que c’est avantageux pour elles, de stériliser des femmes pour qu’elles et la société n’aient pas à assumer le fardeau d’enfants supposément « inférieurs », ou de déménager des villages entiers pour leur offrir tout le confort moderne. Or, nous avons fait toutes ces choses pendant notre brève histoire nationale, plus particulièrement aux Autochtones, mais aussi à des nouveaux immigrants et à des groupes minoritaires jugés indésirables, indignes de confiance ou tout simplement « insuffisamment canadiens ».
Ce n’est pas parce que la Chine n’a pas la même perception que nous des libertés individuelles ou que notre interprétation des libertés, qui se fonde sur la Charte canadienne diffère de la sienne que nous pouvons la sermonner sur la façon dont elle doit se gouverner. À mon avis, de nombreux ressortissants de Chine, ou d’ailleurs, seraient atterrés d’apprendre que c’est au titre de la Charte canadienne que des personnes handicapées souffrant d’un problème de santé irrémédiable et dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible peuvent être admissibles à l’aide médicale à mourir, pour ne donner qu’un exemple d’exceptionnalisme canadien.
Si le but de cette motion est de nous rappeler que la République populaire de Chine est un État autoritaire et intolérant, vous vous fourvoyez : la République populaire de Chine est un État autoritaire et intolérant depuis sa fondation, il y a plus de 70 ans. Sans minimiser aucun des actes répressifs, peut-être même génocidaires, commis contre les Ouïghours ces dernières années, les accusations portées contre le gouvernement chinois — les déplacements forcés, la démolition des maisons et des modes de vie traditionnels, le contrôle coercitif des naissances, la rééducation obligatoire, la suppression des droits individuels — sont aussi anciennes que la République populaire de Chine elle-même. Pourquoi pensez-vous que le gouvernement chinois a récemment annoncé une politique visant à encourager les familles à avoir trois enfants? Parce qu’ils essaient d’inverser la politique désastreuse et souvent brutale de l’enfant unique imposée pendant des décennies à toute la population, en particulier aux Chinois hans.
Peut-être que la motivation derrière cette motion et d’autres motions du genre est de montrer que la République populaire de Chine est un État intolérant et autoritaire et que, après 70 années, il serait temps d’agir. Évidemment, tout cela est lié à la confrontation géopolitique entre les États-Unis et la Chine qui définira au moins la première moitié du présent siècle et qui représente une grave menace pour la planète. La compétition ne concerne pas que l’accès aux marchés et la suprématie militaire et technologique. Il semble bien qu’il s’agisse d’une compétition entre ce que certains considèrent comme des formes légitimes et illégitimes de système de gouvernement, et la Chine fait clairement partie des formes illégitimes. Cette idée revient dans bien des débats au sujet des relations sino-canadiennes, soit qu’il faut entretenir des relations avec les « bons » citoyens chinois, mais pas avec le « méchant » État chinois.
L’argument selon lequel le gouvernement chinois est illégitime part généralement du principe que ce n’est pas une démocratie. Vous pourriez alors être surpris d’apprendre que, dans un sondage récent sur la démocratie dans le monde, 70 % des Chinois qui ont été sondés estiment que leur pays est démocratique, contre 65 % au Canada, 60 % en Inde et seulement 50 % aux États-Unis. À une autre question sur le niveau de démocratie, les sondés chinois ont exprimé être plus satisfaits du statu quo dans leur pays que les sondés canadiens ou américains.
Maintenant, si vous avez des doutes sur la source de ce sondage, je peux vous dire qu’il vient d’un organisme s’appelant Alliance of Democracies, qui s’est donné pour mission de promouvoir la démocratie et les marchés libres, et qui est dirigé par l’ancien premier ministre danois et secrétaire général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen.
Vous vous demandez comment c’est possible alors que la Chine n’organise même pas d’élections pour son gouvernement. Comme les théoriciens politiques nous le rappellent, il existe deux types de légitimité étatique. Il y a la légitimité du système et la légitimité des résultats. En Occident, nous avons tendance à mettre davantage l’accent sur la légitimité du système. Celle-ci porte essentiellement sur la méthode de sélection de nos représentants, ce qui explique pourquoi nous accordons autant d’importance aux élections libres et équitables. Cependant, en pratique, les citoyens confèrent également une légitimité aux gouvernements en fonction des résultats produits par leur gouvernement.
Comme la plupart d’entre vous, j’ai été élevé dans l’orthodoxie voulant que la démocratie du système par l’intermédiaire d’élections libres et équitables offre le meilleur rendement à long terme, car les citoyens peuvent toujours élire un nouveau gouvernement pour remplacer celui qui n’a pas donné un bon rendement et essayer ainsi d’améliorer les résultats en changeant les personnes qui gouvernent. Nous apprenons toutefois à la dure que les élections démocratiques et les changements de gouvernement sur plusieurs décennies n’ont pas toujours produit de meilleurs résultats pour les citoyens dans de nombreuses économies industrialisées. De toute évidence, il y a eu une croissance économique, mais les inégalités de revenus et de richesses ont augmenté, les revenus médians ont stagné et les tensions sociales ont augmenté. C’est la source de ce qu’on considère maintenant comme le problème d’un déficit démocratique dans certaines économies industrialisées occidentales et la montée des dirigeants populistes aux instincts peu libéraux qui bénéficient néanmoins d’un grand soutien au cours des élections démocratiques.
Comprenez-moi bien : je préfère de beaucoup les vicissitudes résultant des choix démocratiques aux certitudes que sécrètent les régimes autoritaires, mais nous ne pouvons prétendre que le pouvoir d’un État ne peut reposer sur autre chose que la légitimité démocratique. Nous ne pouvons pas nier que l’État chinois revendique sa propre forme de légitimité, même si nous ne l’aimons pas.
Quel lien les théories politiques ont-elles avec la motion actuelle? La prémisse de la motion est que nous sommes investis du privilège de critiquer un État intolérant et autoritaire comme la Chine parce que son gouvernement est illégitime. Or, songez un peu aux violations flagrantes des droits de la personne commises par des États qui revendiquent ostensiblement leur libéralisme et leur caractère démocratique. Songez à l’absence de motions les critiquant, et vous verrez ce que je veux dire.
Vous me répondrez peut-être que vous êtes d’accord avec moi et que nous devrions adopter des motions critiquant tous les États responsables de violations des droits de la personne, quel que soit le type de régime. Cependant, chers collègues, permettez-moi de vous demander alors si c’est le rôle du Sénat du Canada de devenir une sorte de tribunal qui juge le reste du monde avec des motions de deux ou trois paragraphes qui ne pourront jamais rendre compte de la complexité d’une situation donnée.
Il y a une raison qui explique pourquoi le Parlement a toujours laissé les questions relatives aux affaires étrangères à la prérogative royale qu’exerce l’organe exécutif. La gestion des relations avec les autres pays, surtout les grandes puissances, est extrêmement complexe, et elle ne se prête pas aux déclarations ponctuelles fondées sur le désir de passer à l’action sans assumer la responsabilité de la gestion. Or, il semble que le Sénat soit de plus en plus enclin à militer pour les enjeux touchant la politique étrangère, comme en font foi les dizaines de projets de loi et de motions qui dictent au gouvernement quoi faire par rapport à des enjeux toujours minimes dans le contexte global des relations bilatérales ou multilatérales.
Ce n’est pas seulement lié au fait que ces mesures sont presque toujours gratuites; il faut aussi tenir compte du fait qu’elles peuvent nuire aux intérêts du Canada en raison de la distraction causée par la motion ou l’action. De plus, nos homologues étrangers risquent d’utiliser ces distractions à notre désavantage, parfois de manière cynique, pour mettre à profit leurs propres positions pour négocier.
À cet égard, je suis d’accord avec le sénateur Harder. Cette motion et d’autres motions semblables ne contribuent pas à régler certains des problèmes les plus pressants dans la relation du Canada avec la Chine à l’heure actuelle, surtout pour ce qui est des efforts pour faire libérer Michael Spavor et Michael Kovrig, qui croupissent dans une prison chinoise depuis trop longtemps.
Est-ce que cela signifie que nous ne devrions rien dire à propos de la condition des Ouïghours? Non. Nous devons trouver des solutions pour dialoguer avec les Chinois concernant la situation au Xinjiang. Toutefois, je ne crois pas qu’une motion du Sénat visant à qualifier des actions soit la bonne manière de faire les choses.
Permettez-moi de vous raconter comment j’ai abordé la question avec certains interlocuteurs. J’ai eu une telle interaction très récemment.
Voici ce que je dis à nos amis chinois :
Nous entendons des nouvelles très troublantes sur la situation des Ouïghours au Xinjiang, soit que leurs droits religieux et culturels sont réprimés, qu’ils sont envoyés dans des centres de formation contre leur gré, que leurs dirigeants font l’objet d’intimidation et d’abus et que leur existence en tant que peuple est menacée. Nous comprenons que vos gestes sont motivés par la lutte contre le terrorisme, le désir de fournir des compétences professionnelles aux minorités, la nécessité de moderniser les infrastructures et d’améliorer le niveau de vie, et le souhait d’avoir une plus grande cohésion nationale. Nous comprenons parce que le Canada a avancé les mêmes arguments pour justifier le traitement qu’il a réservé aux peuples autochtones du pays et aux groupes minoritaires qui sont arrivés ici en tant qu’immigrants. Pendant plus de 140 ans, nous avons eu un système de pensionnats pour les enfants autochtones qui cherchait à assimiler les peuples autochtones dans la société dominante, apparemment pour leur propre bien, mais cela n’a pas fonctionné.
Qui plus est, nous en sommes venus à comprendre que la politique d’assimilation des peuples autochtones était non seulement inefficace, mais qu’elle était aussi moralement répréhensible. Les séquelles des pensionnats autochtones sont un traumatisme individuel et communautaire qui prendra des générations à guérir.
Nous avons formé la Commission de vérité et réconciliation en 2008 pour tenter de mieux comprendre les erreurs du passé et les façons d’y remédier. Les conclusions de la commission ont été publiées en 2015, et nous avons commencé à donner suite à ses recommandations.
Voici ce que je dis à mes amis chinois : « Beaucoup de Canadiens ne peuvent pas entendre les nouvelles à propos des Ouïghours, même la version que propose le gouvernement chinois de ce qui se passe au Xinjiang, sans penser aux conséquences désastreuses de notre programme expérimental de pensionnats pour les enfants autochtones.
Lorsque nous comparons ces situations en tant que Canadiens, nous disons en fait à nos amis chinois que nous ne voudrions pas qu’ils commettent les mêmes erreurs que nous. Ce n’est pas parce que nous nous sentons moralement supérieurs, ni parce que nous connaissons la solution aux problèmes qu’ils tentent de régler, ni parce que nous cherchons à mettre la Chine dans l’embarras. Nous sommes motivés par la douleur que nous ressentons devant ce qui s’est passé dans notre propre pays, et nous savons que nous pouvons apprendre les uns des autres et éviter de refaire les mêmes erreurs.
Chaque pays évolue dans un contexte historique, culturel et politique qui lui est propre, mais nous croyons qu’il existe des valeurs universelles qu’il faut respecter et des leçons que différents États peuvent mettre en commun. En ce qui concerne la façon de traiter les peuples autochtones et les minorités, la répression et l’assimilation forcée ne peuvent que créer des problèmes durables pour l’ensemble de la société.
Les Canadiens débattent toujours de ces problèmes à long terme de notre société, et il est impossible de ne pas exprimer nos préoccupations à propos de ce que l’on entend sur la région du Xinjiang. Nous le faisons, parce que nous reconnaissons l’humanité que nous partageons avec les Ouïghours et tous les peuples de la Chine, et parce que nous souhaitons que la Chine réussisse en tant que nation multiethnique.
Honorables sénateurs, voilà comment j’aborde cette question. J’accepte que, pour beaucoup d’entre vous, ce qui arrive aujourd’hui ou ce qui s’est produit il y a des décennies au Canada n’a rien à voir avec la question à savoir s’il faut qualifier de génocide le traitement que subissent les Ouïghours dans la région du Xinjiang. Je respecte ce point de vue, mais j’espère que vous prendrez en considération qu’une motion qui appose une étiquette, comme celle-ci, ne constitue pas la seule façon de répondre aux préoccupations légitimes et sincères des Canadiens à propos des nouvelles émanant de la Chine occidentale.
Le simple fait qu’il existe une autre solution devrait vous inciter à voter contre cette motion. Si vous votez contre cette motion, ce n’est pas que vous faites fi des droits de la personne dans la région du Xinjiang, mais parce que vous souhaitez faire quelque chose à cet égard.
Merci.