Motion 165 : un Motion tendant à modifier le Règlement du Sénat

Honorables sénateurs, je tiens à remercier le sénateur Gold d’avoir présenté cette motion ainsi que la sénatrice Lankin d’avoir pris l’initiative de consulter les sénateurs au sujet de ces modifications, puis de les avoir défendues.

Comme le dirait Rohinton Mistry, ce fut « un si long voyage ». S’il devait écrire la suite des deux premières heures du débat de ce soir, il l’aurait peut-être intitulée « Un voyage si fastidieux, en plus ».

Depuis le Comité spécial sur la modernisation du Sénat jusqu’aux travaux du sénateur Massicotte et du sénateur Greene, en passant par les motions proposées au Sénat par le sénateur Tannas et moi-même et les rapports du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement, le voyage a effectivement été très long.

Selon moi, la boussole de ce long voyage a été et demeure le renvoi à la Cour suprême du Canada relatif au Sénat du Canada en 2014, à la demande du premier ministre de l’époque, Stephen Harper. Dans la décision qui s’en est suivie, les juges ont réaffirmé que le Sénat ne doit pas être une copie conforme de la Chambre des communes, mais doit plutôt être « [...] un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes ».

Les juges ont poursuivi en disant :

Les rédacteurs ont cherché à soustraire le Sénat au processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes, afin d’écarter les sénateurs d’une arène politique partisane toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme.

Le renvoi à la Cour suprême du Canada constitue le fondement essentiel de la décision du premier ministre Trudeau d’affranchir les sénateurs libéraux de son parti à la Chambre des communes et de nommer des sénateurs qui ne sont liés à aucun caucus politique. Il est important de s’en souvenir, car le Sénat, vers 2015, devait faire quelque chose de fondamentalement différent s’il voulait essayer de regagner un peu de crédibilité et de légitimité auprès des Canadiens après les années sordides du scandale des dépenses au Sénat.

La Cour suprême avait déjà expliqué pourquoi un Sénat triple-E ne pouvait pas être réalisé uniquement par les actions du Parlement fédéral, ce qui était la question posée aux juges par M. Harper. C’est pourquoi le passage à un Sénat plus indépendant et moins partisan en 2016 a été, à mon avis, la réforme la plus profonde de l’histoire de notre institution. Qu’on ne s’y trompe pas : la motion à l’étude vise à protéger cette réforme historique. À cet égard, il est paradoxal que les personnes qui s’opposent à la motion appartiennent au parti qui a le plus défendu la réforme du Sénat. Quelle que soit la motivation de M. Trudeau pour proposer ce changement, celui-ci doit être considéré comme une bouée de sauvetage pour notre institution afin de rétablir sa crédibilité et sa légitimité auprès du public canadien.

Les sondages parlent d’eux-mêmes : un sondage Nanos commandé par notre collègue la sénatrice Dasko il y a quelques années a montré que 76 % des Canadiens étaient en faveur du nouveau processus de nomination fondé sur le mérite, et que seuls 3 % souhaitaient revenir à l’ancien modèle de nominations partisanes. En effet, le sondage a révélé que :

[...] 80 % des Canadiens pensent qu’il s’agit d’un changement positif [...] que les nouveaux sénateurs siègent en tant que membres indépendants du Sénat et qu’ils ne prennent pas part aux activités d’un parti politique.

Malgré cela, chers collègues, le même sondage a montré que près d’un quart des personnes interrogées estiment que le Sénat est inefficace ou inutile. Il n’y a pas de quoi être fier de cette statistique. Même si nous pouvons nous consoler en nous disant que le Sénat n’est pas près d’être aboli, vous pouvez être sûrs que si ce chiffre devait augmenter, les appels à l’abolition se feraient de plus en plus pressants.

C’est le contexte plus large dans lequel s’inscrit la discussion que nous avons sur les modifications au Règlement aujourd’hui. La motion indique aux Canadiens que nous travaillons activement à améliorer notre institution en la rendant moins partisane et plus distincte de la Chambre des communes, conformément à l’intention des rédacteurs de la Constitution.

En revanche, les collègues qui s’opposent à la motion veulent revenir en arrière. Nous savons que c’est le cas des sénateurs conservateurs, mais je peux vous dire qu’il y a des libéraux revanchards et des libéraux en puissance qui se languissent aussi du « bon vieux temps » où régnait un duopole partisan, où chacun était lié à la fortune et aux diktats du caucus politique correspondant à la Chambre des communes. Ils considèrent que le rôle d’un sénateur est de promouvoir les objectifs du parti tels que définis par le premier ministre ou le chef du parti à la Chambre. Ils passeront volontiers du gouvernement à l’opposition et vice-versa, élection après élection : un jour, ils vanteront l’importance de s’opposer à tout ce que fait le gouvernement, et le lendemain, ils décrieront les tentatives de la nouvelle opposition de contrer tout ce qu’ils font.

Il s’agit bien sûr de l’argument éculé que nous avons entendu la semaine dernière de la part de nos collègues conservateurs concernant le caractère sacré de l’« opposition » et la raison pour laquelle ils sont les seuls à mériter cette appellation. Cela revient à supposer que les sénateurs affiliés à un parti politique sont les seuls capables de critiquer les projets de loi du gouvernement. Il s’agit non seulement d’un argument farfelu, mais aussi d’une insulte pour le reste d’entre nous qui, chaque jour de la semaine, examinons les projets de loi que nous recevons de la Chambre des communes et essayons de faire notre devoir de sénateurs en examinant ces projets de loi pour les améliorer. Il s’agit de chacun d’entre nous et pas seulement de la poignée de personnes qui se sont proclamées plus bénies que les autres.

Si vous pensez que c’est un peu dur, jetez un coup d’œil au cinquième rapport du Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement. On y apprend que les sénateurs conservateurs estiment que leur groupe est plus égal, plus digne et plus méritant que d’autres groupes parlementaires reconnus. Sur cette base, les membres conservateurs du Comité du Règlement ont refusé d’accepter des changements de règles que la majorité écrasante des membres de ce comité soutenait. Les propositions de modification des règles discutées pendant de nombreux mois au sein du Comité du Règlement sont, dans l’ensemble, les mêmes que celles contenues dans la motion dont nous sommes saisis.

Les conservateurs entretiennent le mythe selon lequel ils sont « l’opposition officielle au Sénat », même si ce concept n’existe ni dans notre Règlement ni dans la Loi sur le Parlement du Canada. Pourtant, on entend les sénateurs conservateurs utiliser cette expression dans le débat sur cette motion, ces mêmes sénateurs qui se posent en grands défenseurs des pratiques et des traditions parlementaires.

Cette distorsion délibérée de la nomenclature dénote un certain désarroi, exacerbé par l’idée fausse selon laquelle la manière dont les conservateurs jouent le rôle d’« opposition » au Sénat est meilleure que celle des sénateurs non partisans. En quoi consiste ce style d’opposition supposément supérieur? Je vais citer le sénateur Plett, qui essaie de parler plus fort que moi en ce moment. En réponse à une question venant de moi après un discours qu’il avait fait sur la Loi de l’impôt sur le revenu, il a dit :

Je prononce un discours qui est en opposition avec ce que fait le gouvernement, et je n’ai pas à défendre cela.

Eh bien, le sénateur Plett a raison de dire qu’il n’a pas besoin de défendre un discours qui était rempli de contradictions et de sophismes. Il a certainement le droit de contester juste pour le plaisir de contester. Par contre, chers collègues, ce n’est pas compatible avec un second examen objectif et ce n’est certainement pas le genre d’opposition que nous voulons montrer aux Canadiens.

Les partisans des conservateurs vont évidemment applaudir le sénateur Plett pour son inflexibilité, et les partisans des libéraux feront de même pour tout éventuel sénateur libéral qui ferait la même chose de l’autre côté du débat. Mais est-ce la bonne façon de faire à la Chambre haute? Si vous pensez que ce l’est, vous êtes du côté de ceux qui affirment que le Sénat est inutile ou inefficace.

Un des arguments favoris des tenants du duopole au Sénat est que c’est d’après les votes sur les projets de loi du gouvernement qu’on détermine qui est un vrai sénateur de l’opposition. Selon ce principe, les sénateurs qui votent pour un projet de loi du gouvernement, même ceux qui ont été amendés, ne peuvent pas faire partie de l’opposition. C’est aussi un argument farfelu, mais il semble séduire même certains sénateurs indépendants.

Pensez-y. Lorsque nous procédons à des votes oraux et que les sénateurs de l’opposition crient « avec dissidence », pensez-vous que cela signifie qu’ils s’opposent au projet de loi? Si c’est le cas, pourquoi ne demandent-ils pas chaque fois un vote par appel nominal? La raison en est que se contenter de répondre « avec dissidence » leur permet de nier qu’ils n’appuient pas un projet de loi et qu’ils ne s’y opposent pas. Ils veulent avoir le beurre et l’argent du beurre. En fait, nous avons même vu des sénateurs conservateurs voter pour un projet de loi du gouvernement après s’y être vigoureusement opposés, parce qu’ils se sont soudainement rendu compte que le projet de loi risquait d’être rejeté par une pluralité de sénateurs indépendants. Il s’agit du fameux vote sur le projet de loi C-83 concernant les unités d’intervention structurées en 2019. Faites des recherches. La vidéo est, disons, instructive.

Sinon, prenez le temps de réfléchir à ceci : supposons que la majorité des sénateurs indépendants votent systématiquement contre les projets de loi du gouvernement. Cela devrait d’ailleurs terroriser les collègues conservateurs qui espèrent un changement de gouvernement, mais si cela se produisait, ils crieraient certainement à l’injustice, car — et c’est là l’essentiel — ils ont permis l’adoption de projets de loi du gouvernement lorsqu’ils étaient dans l’opposition. De toute manière, imaginez qu’un Sénat composé de membres indépendants rejette systématiquement les projets de loi du gouvernement. Quel effet cela aurait-il sur notre légitimité? Les Canadiens se montreraient-ils bien disposés envers le Sénat et nous encourageraient-ils à continuer à faire de même? C’est loufoque, n’est-ce pas?

Les conservateurs prétendent être la véritable opposition au Sénat, leur but étant cependant de former le gouvernement après les prochaines élections. C’est la prérogative des partisans d’un parti politique, mais cela ne reflète pas le Sénat du Canada d’aujourd’hui, qui est composé, en grande majorité, de sénateurs non partisans. Les sénateurs conservateurs formeront l’opposition aussi longtemps que leur parti ne sera pas au pouvoir, tandis que nous, les sénateurs restants, demeurerons indépendants du gouvernement, quel que soit le parti au pouvoir. Comment pouvons-nous prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle la « véritable » opposition au Sénat est le groupe qui abandonnera ce titre dès qu’il en aura l’occasion? C’est ridicule.

Permettez-moi de répondre à un autre argument usé qui a été repris dans le débat de la semaine dernière par la sénatrice Martin et à plusieurs reprises ce soir par le sénateur Plett et d’autres, à savoir que les choses sont correctes telles qu’elles sont; que même sans modification au Règlement, le Sénat peut accueillir des sénateurs qui n’appartiennent pas à un caucus partisan; que les conservateurs sont prêts à accorder du temps de parole, des sièges de comité et des privilèges de déplacement à des sénateurs non partisans et que, bonté divine, les leaders et facilitateurs des groupes parlementaires reconnus sont même consultés sur certaines décisions importantes concernant le Sénat. Voilà, chers collègues, l’argument de l’arrogance et de la noblesse oblige. C’est l’argument « qu’ils mangent de la brioche ».

Je concède aux conservateurs ceci : si leur idée de la Chambre haute est qu’elle doit être aristocratique, comme la Chambre des lords, où il y a différentes classes de députés, et qu’ils appartiennent à la classe privilégiée, alors ils sont effectivement fidèles à une idée fixe du modèle de Westminster.

Mais ce n’est pas le genre de modèle de Westminster que je veux pour le Canada. Les sénateurs non partisans n’ont pas l’intention de manger de la brioche ni de laisser leurs droits et privilèges au bon vouloir de 13 sénateurs. S’il y a une chose dont on peut être certain, c’est que l’opposition des conservateurs à cette motion ne s’arrêtera pas là. Leur leader a dit clairement qu’il souhaite que le Sénat redevienne une Chambre partisane, et je suis sûr que certains libéraux rêvent de retourner au bon vieux temps du duopole. Il y en a certains au sein des deux partis qui souhaiteront revenir en arrière, déconstruire le Sénat plus indépendant que nous avons aujourd’hui, marginaliser le rôle des groupes parlementaires qui ne sont pas rattachés à un parti politique et revenir au système pépère d’alternance entre gouvernement et opposition où les sénateurs se contentent tout au plus de singer leurs homologues de l’autre endroit.

De l’extérieur, les modifications du Règlement proposées dans cette motion peuvent sembler insignifiantes, et il est vrai qu’une grande partie de cette motion ne fait que codifier la pratique actuelle. Pourtant, les implications d’un rejet de la motion sont très sérieuses. Si nous consolidons la position privilégiée d’un caucus politique — quel qu’il soit — qui se présente comme l’opposition, nous permettrons l’érosion des droits des autres groupes parlementaires et de leurs membres, ce qui pourrait mettre fin à l’expérience d’un Sénat indépendant. En l’état, cette motion ne va pas assez loin. Elle ne va pas assez loin...

Honorables sénateurs, la motion est insuffisante pour réaliser l’objectif d’un Sénat moins partisan et plus indépendant. Il reste donc du travail à faire après son adoption. Après tout, l’objectif d’un Sénat plus indépendant et moins partisan ne concerne pas seulement la façon dont nous faisons notre travail et ce qui nous réconforte. Il s’agit plutôt de la crédibilité et de la légitimité de l’institution pour les générations à venir.

Je ne suis pas naïf au point de croire qu’un Sénat entièrement composé de sénateurs indépendants, en soi, incitera les Canadiens à aimer la Chambre haute, mais je suis certain qu’un retour au duopole partisan fera le contraire. Adoptons rapidement la motion et utilisons-la comme base pour moderniser et améliorer le Sénat du Canada.

Merci.

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