Le project de loi C-39, Assistance médicale à mourir, lorsque la maladie mentale est la seule condition sous-jacente

Honorables sénateurs, permettez-moi d’offrir quelques réflexions au sujet du projet de loi à l’étude, et ce, dans le même esprit que l’ont fait les sénateurs qui sont intervenus avant moi et qui, sans être experts dans le domaine de l’aide médicale à mourir, attachent énormément d’importance à cet enjeu.

Le sénateur Plett a bien résumé ce qui nous amène ici aujourd’hui. Il a parlé du projet de loi C-7 déposé il y a deux ans et souligné que le gouvernement ne voulait pas que le régime canadien d’aide médicale à mourir englobe les situations où un trouble mental serait le seul problème médical invoqué.

C’est le Sénat qui a proposé d’éliminer l’exclusion relative à la maladie mentale comme seul problème invoqué, un amendement qui a finalement été adopté.

Pendant le débat concernant l’élimination de l’exclusion, il y avait deux arguments en faveur de cette élimination. Selon le premier argument, exclure la maladie mentale irait à l’encontre de la Constitution. Ce serait, essentiellement, discriminatoire. Selon le deuxième argument, la profession médicale avait déjà les outils et la capacité nécessaires pour évaluer la capacité des patients qui invoqueraient seulement un trouble mental pour demander l’aide médicale à mourir.

Ces deux arguments auraient suffi pour éliminer l’exclusion. En fait, le premier argument, celui du caractère inconstitutionnel de l’exclusion, était déjà amplement suffisant, mais nous avons choisi une autre voie. Nous avons choisi de retarder l’entrée en vigueur de l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué, car nous étions d’avis que la profession médicale n’avait pas encore tous les outils et les pratiques nécessaires pour évaluer correctement la capacité des personnes qui présentent une telle demande.

Finalement, la période de report convenue a été fixée à 24 mois. Nombreux sont ceux qui ont qualifié la disposition de « clause crépusculaire » par euphémisme. À l’époque, j’ai pensé que l’image d’un crépuscule n’était pas appropriée pour de nombreuses raisons, surtout parce que les crépuscules sont inévitables et inaltérables. Or, la nature de la tâche que nous avons confiée au milieu médical pendant cette période de 24 mois ne se prêtait pas à une date fixe.

Je préfère l’idée d’un avion sur une piste, où la raison d’être du report était de préparer l’avion pour le décollage. Cette image nous amène à nous demander non seulement si l’avion est prêt à décoller, mais si la piste est assez longue.

Comme je l’ai déclaré dans mon discours du 9 février 2021 :

Qu’arrivera-t-il si l’avion n’est pas prêt à décoller dans 18 mois? Qu’arrivera-t-il si le problème n’est pas de former un plus grand nombre de personnes ou d’harmoniser les normes, mais plutôt de régler les difficultés ou de relever les défis qui font que le monde médical n’arrive pas à déterminer comment évaluer la capacité?

Chers collègues, je vous pose la même question aujourd’hui, à la veille de notre vote sur ce projet de loi.

Cette fois-ci, je crois que la différence est que l’objectif de reporter d’une année est présenté de manière plus précise comme une question technique. Autrement dit, il faudrait 12 mois pour mettre en place les protocoles requis, développer les outils de formation et satisfaire aux deux autres critères énoncés par le sénateur Kutcher.

Par conséquent, j’ai tout lieu de croire qu’à compter du 17 mars 2024, la loi autorisera le recours à l’aide médicale à mourir dans les cas où la seule condition médicale invoquée est la maladie mentale. La piste de décollage du « vol C-39 » sera assez longue et la loi entrera en vigueur, mais je ne suis pas certain qu’il y aura à bord autant de passagers qu’il le devrait.

Chers collègues, cette situation tient au fait qu’il y a toujours un profond désaccord entre les médecins en ce qui concerne la notion d’irrémédiabilité. D’éminents experts campent des deux côtés du débat. Si comme moi, vous espériez que le délai initial de 24 mois permettrait de préciser de façon scientifique la notion d’irrémédiabilité, vous serez déçus. À vrai dire, l’écart entre les deux points de vue est plus grand que jamais et se creuse notamment parce que les médias font état de recours à l’aide médicale à mourir apparemment en flagrante violation des mesures de sauvegarde mises en place.

Voilà pourquoi, chers collègues, j’estime que le débat sur l’aide médicale à mourir en cas de trouble mental porte cette fois-ci beaucoup plus sur les droits et l’autonomie des Canadiens dont la seule condition médicale invoquée est un problème de santé mentale, plutôt que sur des preuves médicales du caractère irrémédiable de la maladie.

Dans son témoignage d’hier devant le Sénat, le ministre Lametti a invoqué à plusieurs reprises l’autonomie comme motif principal pour permettre l’admissibilité à l’aide médicale à mourir à des gens dont la seule condition médicale est la maladie mentale.

De ce fait, nous ne devrions pas nous étonner que le ministre de la Justice, qui est un éminent juriste, décide de se concentrer sur les droits garantis par la Constitution. Par ailleurs, certains arguments en faveur de l’aide médicale à mourir dans les cas où la seule condition médicale invoquée est la maladie mentale sont fondés sur les protections constitutionnelles prévues pour ces patients. Cependant, pour faire écho au sénateur Plett, je souligne que de tels arguments n’ont pas encore été invoqués par les tribunaux, ce que le ministre a reconnu à la période des questions hier.

Toutefois, ce qui est curieux, c’est que les défenseurs de l’aide médicale à mourir qui ne sont pas des juristes — ils sont des médecins — appuient de plus en plus leur position sur des arguments juridiques, tels que l’égalité et la non-discrimination, plutôt que sur des preuves médicales du caractère irrémédiable, qui relèvent certainement beaucoup plus de leur expertise que de la nôtre en tant que simples mortels.

Cela me porte à croire que l’approche que nous finirons par adopter à l’égard de l’aide médicale à mourir en général — et nous pouvons être certains que ce projet de loi sur l’aide médicale à mourir n’est pas le dernier dont nous débattrons — mettra davantage l’accent sur le droit des Canadiens de déterminer le moment de leur mort que sur les problèmes de santé qui permettent d’accéder à cette aide.

Il se peut bien que le caractère grave et irrémédiable demeure inscrit dans la loi en tant que critère d’admissibilité officiel à l’aide médicale à mourir. Cependant, comme nous pouvons le voir dans le débat sur l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué, l’aide médicale à mourir sera fournie même dans les cas où le caractère irrémédiable est contesté, quoiqu’elle sera assujettie à des mesures de sauvegarde.

Voici ce qui se passera après le 17 mars 2024 : l’aide médicale à mourir en cas de trouble mental sera examinée au cas par cas. Cependant, comme je l’ai laissé entendre dans ma question aux ministres hier, toute personne voulant obtenir l’aide médicale à mourir cherchera un évaluateur qui est prédisposé à approuver la demande. De toute façon, il est presque certain que tout évaluateur conviendra que certaines maladies mentales sont irrémédiables, sinon il ne serait pas évaluateur.

Du point de vue de l’autonomie, c’est très bien ainsi. Encore une fois, à mon avis, c’est pourquoi je pense que nous allons entendre de plus en plus d’arguments fondés sur l’autonomie et de moins en moins sur les preuves médicales de la gravité et de l’irrémédiabilité d’une maladie.

Vous vous souvenez peut-être qu’hier, j’ai posé aux ministres une question concernant la situation hypothétique d’un patient qui fait une demande et est autorisé à recevoir l’aide médicale à mourir, mais où un autre professionnel de la santé qui connaît le patient, mais qui ne fait pas partie de l’équipe d’évaluation, donne une opinion différente. La question était à savoir si l’opinion différente d’un expert qui ne fait pas partie de l’équipe d’évaluation aurait une incidence sur la décision prise.

Nous n’avons pas obtenu de réponse complète, non pas parce que les ministres tergiversaient, mais parce que nous avons manqué de temps. Cependant, je suis certain que cette situation hypothétique se produira après mars 2024. Je présume que les experts médicaux qui ne font pas partie de l’équipe d’évaluation n’auront pas ou peu de poids dans la décision concernant la demande d’aide médicale à mourir d’un patient. Ainsi, il y aura un parti pris en faveur de l’autonomie personnelle, au détriment des preuves médicales.

Étant donné que le sénateur Kutcher nous a mis en garde contre le recours aux arguments évoquant une pente glissante, je peux lui assurer que je ne tiens pas de propos alarmistes en affirmant que le projet de loi mènera à une avalanche de demandes d’aide médicale à mourir ou que cette procédure est la même chose qu’un suicide. Je suis d’accord avec lui : à court terme, le nombre de Canadiens qui demandent et reçoivent l’aide médicale à mourir continuera de représenter une petite proportion de la population. Cependant, je signale à l’ensemble des sénateurs qu’il y a un changement de paradigme perceptible dans l’argumentaire pour l’aide médicale à mourir — on a d’abord parlé de mort raisonnablement prévisible, puis de problèmes de santé graves et irrémédiables et, enfin, d’autonomie. Nous savons déjà que le critère de mort raisonnablement prévisible ne s’applique plus, mais que le caractère irrémédiable du problème de santé demeure.

Selon les points de vue, l’accent mis sur l’autonomie — possiblement en tant que critère principal ou unique dans les décisions sur l’aide médicale à mourir — peut être considéré comme une bonne chose. Il en a été question au Sénat. Je ne parle pas de pente glissante, mais de sables mouvants. Nous ne pouvons pas et ne devrions pas fermer les yeux : nous devons être conscients des courants qui nous transportent et déterminer si nous voulons aller dans cette direction.

Chers collègues, je nous invite tous à réfléchir à cette question avant que le Sénat soit saisi du prochain projet de loi sur l’aide médicale à mourir. Merci.

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