Le project de loi C-234, Loi modifiant la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre

Honorables sénateurs, j’aimerais ajouter ma voix au débat en deuxième lecture sur le projet de loi C-234. Permettez-moi tout d’abord de remercier le parrain de ce projet de loi, le sénateur Wells, de l’avoir défendu, ainsi que le sénateur Dalphond, le porte-parole, de l’avoir analysé avec perspicacité.

J’aurais préféré prendre le temps de réfléchir au discours du sénateur Dalphond avant de prononcer le mien, mais je sais que certaines pressions sont exercées pour que ce projet de loi soit renvoyé au comité ce soir, en même temps que d’autres projets de loi d’intérêt public du Sénat.

J’aimerais également remercier les nombreux Canadiens qui ont écrit aux sénateurs pour leur faire part de leur point de vue sur ce projet de loi, notamment les agriculteurs canadiens qui sont directement concernés par le projet de loi C-234. Je me joins à mes collègues pour exprimer ma gratitude et mon admiration à tous ceux qui travaillent dans le secteur de l’agriculture et de l’agroalimentaire, et qui permettent non seulement de mettre du pain sur nos tables, mais aussi de créer une richesse considérable pour notre pays en jouant un rôle essentiel qui définit notre identité historique et culturelle.

Cependant, le projet de loi ne vise pas uniquement les agriculteurs et ce serait une erreur de notre part de présenter la question de politique dont nous sommes saisis comme une question qui porte uniquement sur le bien-être des agriculteurs. S’il s’agissait simplement du bien-être des agriculteurs, les arguments en faveur du projet de loi seraient solides. Il est toutefois important de reconnaître que le projet de loi porte autant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre et le respect de nos engagements internationaux que sur le prix du gaz naturel et du propane dans les exploitations agricoles. Après tout, chers collègues, nous discutons de modifications à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, qui a été adoptée par le Sénat en 2018. En réalité, il ne s’agit pas d’un projet de loi sur le soutien agricole.

Je ne devrais pas avoir à rappeler à mes collègues la menace existentielle qui pèse sur les Canadiens, voire sur toutes les créatures de Dieu, en raison du réchauffement climatique causé par l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre au cours des siècles, surtout en provenance des pays industrialisés.

Un article récent de la revue Nature souligne qu’en raison d’un printemps chaud et sec, la saison des incendies au Canada a commencé plus tôt. La superficie brûlée jusqu’à présent, qui correspond à plus de 4 millions d’hectares de forêt, dépasse déjà la superficie rasée pendant toute la saison des incendies extrêmes de 2021.

Ce projet de loi est une étude de cas intéressante en analyse des politiques publiques en raison des différents objectifs politiques qui sous-tendent le projet de loi C-234 et du choix des instruments de politique publique qui pourraient être appliqués pour remédier aux lacunes du marché, telles que les émissions de gaz à effet de serre, d’une part, et la volatilité du revenu agricole et des prix des produits de base, d’autre part.

Je recommande l’étude de ce projet de loi aux étudiants en politique publique et en droit, car il offre beaucoup de matière à réflexion sur la manière de concevoir une bonne politique publique visant des objectifs contradictoires, y compris, dans ce cas, le double problème des émissions de gaz à effet de serre et de la volatilité des revenus agricoles.

À première vue, le projet de loi vise à étendre les exemptions de la tarification du carbone pour le carburant agricole afin d’inclure le gaz naturel et le propane pour une période d’au moins huit ans. En pratique, cependant, le projet de loi supprime un signal du marché à l’égard des prix soigneusement modulé pour inciter les agriculteurs à utiliser moins de gaz naturel et de propane afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’argument en faveur de l’exemption est la rareté relative des solutions de rechange au gaz naturel et au propane pour le chauffage des bâtiments agricoles, et plus particulièrement pour les séchoirs à grain. Les partisans du projet de loi ont adopté le chemin le plus direct pour s’attaquer à ce problème, c’est-à-dire élargir les exemptions. Toutefois, le chemin le plus direct n’est peut-être pas le plus approprié, en particulier lorsqu’il y a des objectifs stratégiques contradictoires et que la solution directe, tel que le projet de loi C-234 le propose, mine le mécanisme qui sous-tend la politique d’origine.

En l’occurrence, la politique d’origine qui consiste à imposer une taxe sur les combustibles visés a pour objectif d’encourager un changement de comportement de la part des utilisateurs et de stimuler l’innovation concernant l’utilisation de sources d’énergie moins polluantes. Par ailleurs, l’utilisation d’un signal de prix, comme une redevance sur les combustibles, est indépendante des technologies et transparente, contrairement à la réglementation par commandement et contrôle, qui tend à encourager l’évasion fiscale et qui permet la transmission opaque de hausses de prix.

Dans la mesure où nous convenons qu’il faut encourager les investissements dans des pratiques agricoles produisant moins d’émissions de carbone, la meilleure solution au problème des options énergétiques limitées en matière de séchage du grain ne repose pas sur une exemption visant les sources d’énergie, mais sur l’offre d’un soutien aux agriculteurs tout en conservant un incitatif financier visant à réduire l’utilisation du gaz naturel et du propane et à investir dans des technologies qui facilitent ce changement.

En fait, c’est ce que le gouvernement a déjà mis en place au moyen d’un crédit d’impôt remboursable qui vise à retourner les produits de la redevance sur les combustibles directement aux entreprises agricoles des administrations assujetties au filet de sécurité fédéral, car il reconnaît que les agriculteurs utilisent le gaz naturel et le propane dans leurs exploitations. Cette mesure ne rembourse pas aux agriculteurs la somme précise qu’ils dépensent pour le gaz naturel et le propane, puisque cela annulerait l’idée d’une redevance sur les combustibles qu’utilisent les agriculteurs. Cette mesure rembourse plutôt les exploitations agricoles en utilisant leur taille pour déterminer la quantité de gaz naturel et de propane utilisée. C’est calculé tout en maintenant le signal de prix pour encourager les exploitations agricoles à réduire la consommation de ces combustibles.

Encore une fois, c’est une approche sensée qui vise à maintenir deux objectifs stratégiques potentiellement contradictoires : créer un incitatif financier pour réduire la consommation de combustibles à forte intensité d’émissions de gaz à effet de serre, et trouver une solution de rechange pour compenser l’absence d’autres sources énergétiques pour le séchage du grain et d’autres activités. Même si le passage complet à des sources énergétiques à faibles émissions de carbone, comme la biomasse, n’est pas possible pour certaines activités agricoles, le signal de prix créera un incitatif pour que les agriculteurs investissent dans des options écoénergétiques axées sur la conception des installations, l’isolation et l’utilisation de chaudières à haut rendement écoénergétique, comme l’a gentiment expliqué le sénateur Dalphond.

Peut-être que les agriculteurs font déjà ces investissements. Ce serait formidable. Peut-être aussi qu’un incitatif financier ne sera pas suffisant pour qu’ils fassent des investissements majeurs dans les solutions écoénergétiques. Vous pouvez être sûrs qu’une exemption pendant huit ans favoriserait la procrastination et les délais. Vous pouvez également être sûrs qu’après huit ans, la tentation des agriculteurs à demander une prolongation de l’exemption sera aussi grande que la pression politique qu’ils exerceront pour la gagner.

Les partisans du projet de loi tendent à l’inscrire dans le contexte de la volatilité des prix et des revenus à laquelle les agriculteurs sont confrontés, volatilité qui rend la gestion d’une taxe sur le gaz naturel et le propane encore plus difficile pour eux. Selon cet argument, les agriculteurs sont des preneurs de prix pour les produits de base vendus sur le marché mondial, et ils ne peuvent donc pas transmettre aux acheteurs des coûts d’intrants plus élevés tels qu’une surtaxe sur les combustibles. Il faut toutefois garder à l’esprit que l’instabilité des prix et des revenus est un défi structurel de l’agriculture canadienne et que, au fil des ans, les décideurs politiques travaillant avec les agriculteurs ont conçu de nombreux programmes d’aide pour évaluer ces défis structurels.

Parmi ces programmes, les meilleurs cherchent à réduire le risque commercial et à stabiliser les revenus sans réduire la concurrence, fausser la production, décourager l’innovation, ni pénaliser les consommateurs. On peut penser par exemple à un programme de paiements anticipés pour les agriculteurs qui prend la forme de prêts sans intérêt et les aide à optimiser le calendrier de livraison pour profiter des meilleurs prix sans encourir de pénalité financière.

Chers collègues, si ce qui nous préoccupe, c’est un nouveau type de problème de volatilité des prix et d’instabilité des revenus dans le secteur agricole, la solution n’est pas de modifier un système de tarification du carbone, ce qui aurait pour effet de détourner l’objectif de ce système. Il faut plutôt envisager des programmes plus larges de gestion des risques de l’entreprise qui ciblent le problème. Il s’agit bien sûr d’une règle de base dans la conception de bonnes politiques publiques, mais elle est souvent négligée par les législateurs qui sont plus intéressés par les avantages politiques que procurent une solution rapide et les émotions positives associées au fait d’aider les agriculteurs.

On a fait valoir que l’exonération du gaz naturel et du propane permettra aux exploitations agricoles d’utiliser ces économies pour investir dans les technologies vertes. Je n’accepte pas cet argument, car l’argent est fongible et toutes les économies peuvent être utilisées à diverses fins, dont une seule est un investissement dans les technologies vertes. Peu importe le contexte, l’exonération du gaz naturel et du propane de la taxe sur les carburants supprime l’incitation à investir dans ces options. En effet, avec l’augmentation du prix du carbone à 170 $ la tonne d’ici 2030, cette incitation devient plus forte au fil du temps.

Même si l’on est d’avis que le prix actuel n’est pas suffisant pour stimuler l’investissement dans des méthodes de production à plus faibles émissions de carbone, il existe la possibilité d’apporter un soutien direct aux agriculteurs, comme le Programme de technologies propres en agriculture, actuellement proposé par Agriculture et Agroalimentaire Canada.

Quoi qu’il en soit, l’idée selon laquelle les redevances sur le gaz naturel et le propane dans le cadre du système de tarification des émissions de gaz à effet de serre seront débilitantes pour les agriculteurs est trompeuse. Agriculture et Agroalimentaire Canada a effectué une analyse du coût du séchage des céréales, sur la base de données provenant des gouvernements provinciaux et d’autres sources. Cette analyse indique que la contribution de la tarification fédérale du carbone au coût du séchage des céréales en 2019 se situait entre 0,05 % et 0,38 % des coûts d’exploitation nets d’une ferme moyenne, ce qui équivaut à 210 $ à 774 $ pour cette année-là.

La raison pour laquelle ces chiffres sont si modestes, c’est que les coûts de séchage des céréales ne représentent qu’un très faible pourcentage des dépenses d’exploitation des fermes. En supposant qu’il n’y ait pas de tarification du carbone, le chiffre, selon Agriculture et Agroalimentaire Canada, est de 0,4 % en Alberta, de 1,7 % en Saskatchewan et de 1,2 % au Manitoba.

Une autre façon d’aborder cette question est de considérer le prix du gaz naturel par rapport à celui des céréales et des oléagineux. Si vous examinez une série chronologique sur 20 ans des prix du gaz naturel et que vous les comparez aux prix des céréales, vous constaterez que le rapport entre les deux ne cesse de diminuer. En remontant 20 ans en arrière, et en prenant 2007 comme année où le ratio entre le prix du gaz naturel et le prix des céréales est de 1, vous verrez que le ratio était de 2,6 en 2003. En mars 2023, cette année, ce ratio n’était plus que de 0,5. Il en va de même pour les oléagineux.

En d’autres termes, le prix du gaz naturel par rapport au prix des céréales et des oléagineux a énormément diminué au cours des 20 dernières années.

Le projet de loi C-234 présente un certain nombre de lacunes, dont certaines sont probablement attribuables au fait que les projets de loi d’initiative parlementaire ne sont pas rédigés avec le même degré de minutie que les projets de loi du ministère de la Justice ou au fait qu’ils ne sont pas soumis à l’examen des organismes centraux et d’autres ministères en vue de prévenir les échappatoires et les conséquences imprévues. Le sénateur Dalphond a déjà parlé d’un certain nombre de ces lacunes. Je vais seulement en souligner une autre qui concerne la définition de ce qui constitue un bâtiment agricole. Il peut y avoir une certaine ambiguïté par rapport à ce qui constitue un bâtiment agricole, surtout quand les exploitations agricoles utilisent la même source de chauffage — comme le gaz naturel — pour la grange, le séchoir et la résidence familiale; il devient alors difficile de séparer les coûts associés aux activités agricoles de ceux liés à l’entretien de la résidence familiale.

Honorables collègues, le projet de loi C-234 permettrait de soustraire pratiquement tous les carburants agricoles à la tarification du carbone. C’est une exemption considérable à un instrument stratégique qui fonctionne mieux quand les exemptions sont réduites au minimum. Une exemption aussi étendue pour les activités agricoles ne fera qu’alourdir le fardeau du reste de l’économie canadienne pour ce qui est de trouver des façons de réduire les émissions de carbone en vue d’atteindre l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050.

Pour résumer, le débat d’aujourd’hui ne vise pas à savoir si nous devrions assurer un répit aux agriculteurs qui dépendent du gaz naturel et du propane pour les activités agricoles comme le séchage du grain, mais plutôt à déterminer quel est le meilleur ensemble d’instruments politiques pour répondre aux enjeux, sans pour autant perdre de vue les autres objectifs politiques dont il faut aussi tenir compte. Le gouvernement a pris acte des enjeux auxquels les agriculteurs sont confrontés et il y a répondu avec le projet de loi C-8, en décembre 2021, et avec le crédit d’impôt remboursable pour le retour des recettes sur les combustibles aux exploitations agricoles situées là où s’applique le filet de sécurité fédéral, dont le sénateur Dalphond et moi avons parlé.

En tant que législateurs, nous ne devrions pas chercher la solution qui résoudra le plus facilement le problème, mais plutôt la meilleure solution à celui-ci. Si nous convenons que la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre est une politique valable pour répondre au problème des changements climatiques et que notre objectif de carboneutralité d’ici 2050 est valable, alors nous devrions faire tout ce que nous pouvons pour préserver l’intégrité de cette politique.

Tout comme le sénateur Dalphond, je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que les plus ardents défenseurs du projet de loi C-234 ne partagent pas notre détermination et qu’ils seraient heureux que toute tarification des gaz à effet de serre soit éliminée, surtout dans les régions assujetties au filet de sécurité social. Je ne serais pas surpris si l’adoption du projet de loi encourageait les détracteurs de la tarification du carbone à demander un élargissement des exemptions. Quoi qu’il en soit, d’autres industries à forte intensité carbonique qui ont du mal à réduire leurs émissions seraient assurément en mesure de réclamer un traitement supposément « équitable » si, avec le projet de loi C-234, tout le secteur agricole était exempté de la tarification sur le carbone pour l’ensemble des carburants utilisés à des fins agricoles.

Par conséquent, non seulement ce projet de loi est une solution inefficace pour régler un problème légitime chez les agriculteurs, mais il créerait un dangereux précédent qui risquerait de nuire à la concrétisation de l’engagement du Canada à réduire ses émissions de gaz à effet de serre ainsi qu’à l’atteinte de notre cible collective de carboneutralité d’ici 2050.

Merci.

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