Interpellation : Le centième anniversaire de la Loi d’exclusion des Chinois

Honorables sénateurs, il y a 100 ans, dans cette enceinte, les sénateurs ont voté pour la mise en place de la Loi de l’immigration chinoise de 1923, mieux connue sous le nom de Loi d’exclusion des Chinois, puisqu’elle visait dans les faits à interdire aux personnes d’origine chinoise d’entrer au Canada pendant une période de 24 ans. Je lance une interpellation pour attirer l’attention sur cet événement qui a entaché la réputation de notre institution et sur les torts immenses qu’il a causés à la communauté chinoise du Canada. J’invite tous les sénateurs à participer à l’interpellation, qui a par ailleurs deux autres objectifs, soit célébrer les contributions que les Canadiens d’origine chinoise ont apportées à notre pays, et amorcer une réflexion sur les formes contemporaines d’exclusion et de discrimination auxquelles sont confrontés les Canadiens d’origine asiatique.

Le 23 juin, le sénateur Oh et moi organiserons une activité avec le Sénat du Canada et Action Chinese Canadians Together pour commémorer la Loi d’exclusion des Chinois et prendre l’engagement d’éliminer toutes les formes d’exclusion auxquelles sont confrontés les Canadiens d’origine chinoise et les autres Canadiens d’origine asiatique. Nous avons invité le gouvernement du Canada à annoncer ce jour-là la décision de commander une plaque commémorative du centenaire que nous espérons pouvoir faire installer de façon permanente au Parlement du Canada. Puisque la décision ignoble d’exclure les Chinois a été prise au Parlement, c’est aussi là qu’elle devrait être répudiée.

J’ai l’impression d’avoir la responsabilité particulière de me rappeler le 100e anniversaire, car je suis un sénateur de la province qui appuyait le plus ardemment l’exclusion des Chinois. Des discours odieux en faveur de la loi ont été prononcés dans cette enceinte et ils ont été prononcés par mes prédécesseurs : des sénateurs de la Colombie-Britannique.

En tant que premier sénateur canadien d’origine chinoise de la Colombie-Britannique, j’ai le devoir particulier de désavouer leur héritage et de rappeler à mes concitoyens de la Colombie-Britannique un passé sombre. Voici un échantillon de propos ignorants et pleins de préjugés qui ont été tenus au Sénat. À la question de savoir si les épouses de Chinois qui étaient déjà au Canada devraient être exemptées de la loi, un sénateur de la Colombie-Britannique a dit ceci :

Si vous ouvriez la porte aux épouses des marchands Chinois, autant livrer la Colombie-Anglaise à la Chine. Nous avons assez d’Orientaux dans notre province, et vous en jugerez quand je vous apprendrai qu’ils détiennent 2,000 patentes commerciales dans la cité de Vancouver. Les Chinois se sont engagés dans tous les commerces imaginables, et je crois qu’ils ont un ou deux avocats.

Voici une citation d’un autre de mes prédécesseurs de la Colombie-Britannique :

[…] sur une population de 300 000 habitants, la Colombie-Britannique compte 30 000 Chinois […] Ils ne sont d’aucune utilité; nous ne les assimilerons jamais et n’en ferons jamais des Canadiens. Il serait préférable d’introduire des gens dont la race se rapproche plus de la nôtre. L’esprit des Chinois diffère absolument de l’esprit de la moyenne des Blancs. Il est impossible de percevoir ce qui se passe dans l’esprit des Chinois. Il est vrai que, dans un certain sens, les Chinois sont de bons citoyens. Ce sont de bons domestiques et de fidèles travailleurs, mais ils ne contribueront pas à développer un Canada dont nous serons fiers.

Certains d’entre vous pensent peut-être que le gouvernement canadien s’est déjà affranchi de la Loi d’exclusion des Chinois grâce aux excuses présentées par l’ancien premier ministre Stephen Harper en 2006. En fait, ces excuses portaient sur la taxe d’entrée et passaient sous silence la Loi d’exclusion des Chinois, pour laquelle l’ancien premier ministre s’est contenté d’exprimer sa tristesse. Le peu d’importance accordée à la Loi d’exclusion des Chinois est dû, je pense, à une incompréhension de l’importance de cette mesure législative.

Souvent, on considère que la Loi d’exclusion ne faisait pas de victimes, parce que nous ne connaîtrons jamais le nom des Chinois qui ont été interdits de territoire au Canada puisqu’ils n’ont même pas pu essayer d’entrer au pays. C’était différent dans le cas de la taxe d’entrée, parce qu’on remettait un certificat aux personnes visées pour prouver qu’elles avaient payé cette taxe injuste; un petit nombre de personnes ont d’ailleurs reçu une compensation après les excuses de 2006.

Cependant, l’idée d’un crime sans victimes est une mauvaise interprétation de l’histoire, parce qu’il y a bel et bien eu de nombreuses victimes. Il y avait les Canadiens d’origine chinoise qui étaient déjà en sol canadien et qu’on humiliait au moyen de cette loi, qui disait essentiellement que les gens de leur acabit n’étaient pas les bienvenus au Canada alors qu’eux s’y trouvaient déjà depuis des décennies. Le fait que la loi entrait en vigueur le jour de la fête du Dominion était le comble de l’insulte. C’est pour cette raison que de nombreux Canadiens d’origine chinoise à l’époque avaient commencé à appeler le 1er juillet le « jour de l’humiliation ».

L’humiliation allait plus loin que l’interdiction de territoire de leurs parents et amis. La loi exigeait en plus que toute personne d’origine chinoise déjà en sol canadien s’enregistre dans les 12 mois suivant son entrée en vigueur. Ceux qui ne le faisaient pas s’exposaient à une amende ou à une peine d’emprisonnement ou aux deux. Même une fois enregistrés, les Canadiens d’origine chinoise continuaient d’être harcelés par les forces de l’ordre, qui remettaient en question la véracité de l’information qu’ils leur présentaient.

La Loi d’exclusion des Chinois a donc eu pour effet de créer un « registre des étrangers indésirables ». Vous êtes-vous demandé pourquoi, en ce moment, autant de Canadiens d’origine chinoise se méfient des efforts visant à faire inscrire à nouveau tous ceux qui sont déjà au pays, mais qu’on juge entretenir de mauvais liens ou avoir de mauvais antécédents? Nul besoin d’aller plus loin que la sombre histoire de la Loi d’exclusion des Chinois. En fait, à l’époque, la communauté chinoise appelait cette loi la « Loi sur la cruauté ».

Le 1er juillet prochain, le Chinese Canadian Museum de Vancouver ouvrira officiellement ses portes en présentant une exposition intitulée « The Paper Trail », qui portera sur les répercussions que la « Loi sur la cruauté » a eues sur les Canadiens d’origine chinoise. On pourra notamment y voir les paroles d’une chanson déplorant la « Loi sur la cruauté ». Il s’agit du texte gagnant d’un concours organisé par la communauté pour sensibiliser les gens et les mobiliser. En voici les premières lignes, traduites librement du dialecte taishan original :

Le 1er juillet arrive à grands pas,

Et nos cœurs sont remplis d’effroi

À cause d’une loi qui, par brutalité et colère,

Rayera nos compatriotes de la surface de la terre.

Je vous chanterais bien cette chanson, mais la mélodie s’est perdue — et de toute façon, vous ne voulez pas m’entendre chanter. Nous avons donc demandé à un jeune compositeur canadien d’origine chinoise d’écrire une nouvelle partition musicale pour accompagner les paroles. Nous espérons que cette chanson soit chantée ici même au Sénat le 23 juin.

En plus du fait que notre institution a rendu cette loi possible, ai‑je besoin de rappeler aux honorables sénateurs que notre édifice est une ancienne gare ferroviaire qui faisait partie du chemin de fer pour la construction duquel les ouvriers chinois ont été amenés au Canada dans les plus terribles des conditions. Une cérémonie solennelle en ces murs permettrait une certaine guérison, si je puis dire.

Il y a encore beaucoup à dire au sujet de cette loi cruelle et de son incidence à long terme sur les Canadiens d’origine chinoise et la société canadienne, mais je dois passer à la deuxième partie de mon interpellation, qui vise à célébrer les réalisations des Canadiens d’origine chinoise depuis l’abrogation de la loi en 1947. Cette même année, on a conféré aux Canadiens d’origine chinoise ou asiatique méridionale le droit de voter à une élection fédérale. Cela a en partie été possible grâce aux centaines de Chinois qui se sont portés volontaires pour aller au combat avec le Canada lors de la Seconde Guerre mondiale, même s’ils n’étaient pas reconnus à titre de citoyens.

À certains égards, cet aspect de l’interpellation est la partie facile, car il est plus qu’évident que les Canadiens d’origine chinoise et asiatique connaissent de grandes réussites dans bien des domaines et contribuent généreusement au Canada. Toutefois, c’est également la partie la plus difficile, car je ne saurais possiblement rendre justice aux multitudes de Canadiens d’origine chinoise qui méritent d’être reconnus. Peut-être pourrais-je laisser le soin de nommer ces personnes à ceux d’entre vous qui prendront la parole dans le cadre de cette interpellation et qui souhaiteraient reconnaître tout particulièrement certains membres de notre communauté.

Au lieu de nommer des personnes méritantes, j’aborde donc un autre angle. Je tiens à souligner que malgré toutes leurs réalisations, les Canadiens d’origine chinoise sont grandement sous-représentés dans les postes de direction des principales institutions canadiennes, y compris dans la fonction publique fédérale, les tribunaux, les conseils d’administration d’entreprises et les conseils publics, les arts, l’administration des universités et des hôpitaux et, un dernier point mais non le moindre, au Parlement et parmi les ministres.

À titre d’exemple, selon une étude réalisée en 2019 auprès des principales organisations œuvrant dans huit grands secteurs du Grand Toronto, les Sino-Canadiens, qui représentent 11 % de la population de la région, occupent 2 % des postes de dirigeants. Ce pourcentage est encore plus faible si on regarde la représentation des femmes sino-canadiennes, qui se situe à 1 %.

Il y a dans cette situation quelque chose de mystérieux, puisqu’on n’associe généralement pas les Canadiens d’origine chinoise aux autres groupes en quête d’équité, et qu’on suppose en général que les membres de cette communauté s’en tirent bien en ce qui concerne la plupart des indicateurs économiques et sociaux. Je crois que la clé du mystère se trouve à la fois au sein de la communauté et à l’extérieur.

En effet, de nombreuses familles d’immigrants chinois préfèrent faire preuve de diligence et se mêler de leurs affaires que de chercher à remettre en question l’ordre établi et à occuper des postes de direction. Ces familles ont coutume de dire « Nous sommes des invités dans ce pays ». En un sens, c’est un signe d’humilité et de respect, mais c’est aussi une attitude engendrée par la discrimination et l’exclusion vécue au fil de l’histoire.

Les Canadiens d’origine chinoise ne sont plus des invités dans notre pays, peu importe à quel moment ils sont arrivés parmi nous. Ils ne devraient ni se voir comme des invités ni être traités comme tels. Personne n’a le droit de nous dire de retourner dans le pays de nos origines, même pas l’ancien chef de cabinet du premier ministre, qui m’a dit cela parce qu’il n’aimait pas mes points de vue.

Cela m’amène à parler de la troisième partie de l’interpellation: 75 ans après l’abrogation de la Loi d’exclusion des Chinois, certaines formes d’exclusion subsistent dans la société canadienne. Nous savons que les Autochtones et des minorités raciales subissent l’exclusion un peu partout au pays. Pour affronter la discrimination systémique, il est vital pour les Autochtones et les minorités visibles d’unir leurs forces, même si les histoires et les besoins des diverses communautés diffèrent.

Les Canadiens d’origine chinoise subissent au moins trois types d’exclusion moderne. Le premier est le racisme « classique », qui n’est pas si différent de ce qui a mené à la Loi d’exclusion des Chinois il y a 100 ans. C’est le sentiment qui anime une grande partie des attaques non provoquées que subissent les Canadiens d’origine asiatique ces dernières années. Le nombre de racistes non réformés est probablement petit, mais ils sont soutenus et encouragés par des gens en apparence respectables, et qui nourrissent une hostilité fondée sur la race en insinuant des généralisations à propos des Canadiens d’origine chinoise et des maux de société dont ils seraient responsables — par exemple, le blanchiment d’argent, les logements inabordables et l’épidémie de décès liés aux opioïdes.

Le deuxième type d’exclusion repose sur des stéréotypes de longue date à propos des Canadiens d’origine chinoise et de leur utilité ou de leurs forces. Certes, les Chinois excellent en mathématiques et en ingénierie. Ils font d’excellents médecins et avocats. Ils sont d’incroyables musiciens et, de façon générale, de bons citoyens. Ont-ils toutefois leur place dans les postes de direction? J’ai déjà dit que c’est un problème auquel les Canadiens d’origine chinoise doivent s’attaquer, en ce qui concerne les perceptions qu’ils ont d’eux-mêmes et leurs aspirations personnelles. Toutefois, nos institutions doivent aussi se pencher sur cette question.

La troisième exclusion est la plus insidieuse, car elle vise à diviser la communauté chinoise en deux catégories : ceux qui sont acceptables et ceux qui ne le sont pas. Un Canadien d’origine chinoise acceptable est celui qui se conforme à une certaine vision du monde, qui désavoue ses affiliations avec des individus et des groupes qui sont mis à l’index pour des raisons politiques et qui exprime publiquement son opposition à ce qui est considéré comme la menace globale qu’est la République populaire de Chine. Le fait de ne pas se conformer à ces principes est considéré au mieux comme suspect ou, ce qui est plus inquiétant, comme une preuve de déloyauté et de malfaisance envers le Canada.

C’est le genre d’exclusion qui se manifeste lorsqu’on rend hommage aux Canadiens d’origine chinoise s’ils votent dans le bon sens lors d’une élection, mais si on les considère comme ayant été influencés par des puissances maléfiques s’ils ne le font pas.

C’est le genre d’exclusion qui se manifeste lorsqu’on remet en question les motivations des groupes communautaires chinois qui ont acheté des équipements de protection individuelle en grandes quantités pour les envoyer en Chine au début de la pandémie, et qui les remet à nouveau en question lorsqu’ils ont ramené de grandes quantités de ces équipements de Chine pour les distribuer au Canada, alors que nous connaissions un pic d’infections.

C’est le genre d’exclusion qui se manifeste lorsqu’on suppose que chaque infraction sur le lieu de travail dans le secteur technologique est un cas d’espionnage, lorsqu’on considère les collaborations entre scientifiques canadiens et chinois comme intrinsèquement suspectes et lorsqu’on demande aux chercheurs sino-canadiens de tourner le dos à des partenariats de longue date sur le continent.

Chacune de ces exclusions offre une justification à laquelle on peut être sensible, mais la somme de ces attitudes et de ces actions se résume en la stigmatisation, la démoralisation et l’aliénation, à l’instar de la Loi d’exclusion des Chinois d’il y a 100 ans.

Je sais que la communauté chinoise n’est pas homogène, et que les Canadiens d’origine chinoise ont des opinions qui couvrent toute l’étendue du spectre politique, ainsi qu’une variété de questions géopolitiques. Cette force de la communauté doit être célébrée. Nous ne devons cependant pas — et je m’adresse ici aux Canadiens d’origine chinoise — permettre que cette diversité soit utilisée comme une forme de ségrégation interne, notamment par les membres de la communauté elle-même. J’espère que ce centième anniversaire donnera l’occasion aux Canadiens d’origine chinoise de toutes les allégeances de réfléchir à l’expérience collective de leurs ancêtres pendant la période de la Loi d’exclusion des Chinois et de travailler ensemble pour empêcher les formes modernes d’exclusion de diviser la communauté.

Quant au Sénat, j’espère que cette interpellation lui rappellera la grave erreur commise par le Parlement du Canada il y a 100 ans et la facilité avec laquelle il a pu se tromper. Il n’y a eu aucun vote par appel nominal sur le projet de loi et, au dire de tous, l’opinion publique était massivement en faveur de celui-ci. Une fois qu’il a été admis que les Chinois constituaient une menace pour le Canada, il est devenu trop facile d’adopter ce projet de loi ainsi que d’autres pour contrer cette menace. Faisons en sorte que l’histoire ne se répète pas.

Honorables collègues, j’espère que vous voudrez prendre la parole dans le cadre de cette interpellation. J’ai hâte d’entendre vos interventions. Merci.

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