C-282 : Une énorme erreur stratégique qui va à l’encontre des intérêts mêmes du secteur
Honorables sénateurs, j’aimerais, moi aussi, appuyer la version amendée du projet de loi C-282 et vous demander de voter pour le rapport du comité sur ce projet de loi. J’espère que la minuterie sera ajustée pour que je dispose du temps qui devrait m’être accordé.
À titre de membre du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international, j’ai participé activement aux réunions concernant le projet de loi C-282. Je me consacre aux questions de politique commerciale depuis plus de 30 ans et je n’ai jamais vu une idée aussi idiote en matière de politique commerciale que le projet de loi dans sa forme originale.
Mon discours portera principalement sur une lettre qui nous a été envoyée la semaine dernière par les dirigeants des secteurs canadiens soumis à la gestion de l’offre. Je salue les associations qui représentent les producteurs laitiers, les producteurs de poulet, les producteurs d’œufs, les producteurs de dinde et les producteurs d’œufs d’incubation pour leur dévouement inconditionnel envers leurs membres. Je les remercie de nous avoir présenté leur point de vue. Comme ils représentent une partie minuscule de notre économie qui reçoit une protection spéciale depuis plus de 50 ans, je vais les appeler les « cinq secteurs privilégiés » pour me simplifier les choses.
La lettre des cinq secteurs privilégiés visait à démystifier prétendument certaines affirmations faites au cours des réunions du comité. Je vais me pencher sur les principaux arguments soulevés dans la lettre, à commencer par l’idée voulant que la version non amendée du projet de loi ne rende pas la tâche du Canada plus difficile quand vient le temps de renégocier des accords commerciaux ou de négocier de nouveaux accords. Je cite la lettre:
Une négociation commerciale implique un large éventail de sujets, y compris une culture, des produits et services industriels, la propriété intellectuelle, les règles d’investissement et bien d’autres. Avec autant d’éléments à considérer, il est évident qu’on peut trouver un terrain d’entente sans mettre en péril les secteurs soumis à la gestion de l’offre au Canada.
Permettez-moi de traduire cette dernière phrase en langage clair. Ce qu’ils disent, c’est qu’ils ne se soucient pas vraiment des préjudices qui pourraient être causés à d’autres secteurs de l’économie canadienne, tant que cela ne leur nuit pas.
Les cinq secteurs privilégiés poursuivent en disant: « Nos agriculteurs veulent que toute l’industrie agricole canadienne puisse prospérer et ne veulent pas qu’on sacrifie un secteur au détriment des autres. » Ils passent commodément sous silence le fait que 40 autres organismes agricoles s’opposent au projet de loi C-282 et feront valoir le même argument, alors qu’ils représentent une part beaucoup plus importante de l’agriculture canadienne en ce qui concerne les revenus, les emplois, les fermes familiales, bien sûr, ainsi que la contribution à l’économie rurale.
Les cinq secteurs privilégiés affirment également que d’autres pays ont des politiques d’importation restrictives pour les produits agricoles sensibles et que cela justifie la codification de la protection de leurs industries dans la loi qui régit le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Mis à part la question de savoir si la protection extrême des produits agricoles est bonne pour une économie donnée, cet argument ne tient pas compte du fait que le Canada a déjà pour politique de ne pas faire d’autres concessions en matière d’accès aux marchés dans les industries soumises à la gestion de l’offre. Cela a été confirmé par les fonctionnaires qui ont témoigné lors des audiences du comité.
En d’autres termes, nous faisons déjà ce que les cinq secteurs privilégiés nous demandent de faire pour imiter les autres pays.
Ce que les cinq secteurs privilégiés demandent, c’est que le Canada aille au-delà de ce que tous les autres pays ont fait. Toutefois, cela représenterait une surenchère protectionniste qui entraînerait des représailles et qui présenterait un risque important pour la négociation et la renégociation des traités commerciaux. La question qui se pose, chers collègues, est ce que notre ancien représentant à l’OMC, Johnathan Fried, appelle le « choix de l’instrument ».
Pour tout objectif politique, différents instruments peuvent être déployés. En ce qui concerne la protection des cinq secteurs privilégiés, nous avons déjà choisi un instrument très puissant sous la forme d’une directive. Dans le climat politique actuel, il n’y a guère de désaccord sur le choix stratégique actuel de protéger la gestion de l’offre. C’est la raison pour laquelle la Chambre a voté si largement en faveur de ce projet de loi.
Il revient à chaque sénateur de décider comment le Sénat doit réagir. Néanmoins, on ne peut en aucun cas affirmer que le projet de loi, tel qu’il a été amendé, modifie l’objectif stratégique actuel du gouvernement en ce qui concerne les industries soumises à la gestion de l’offre.
Maintenant que j’ai évoqué un ancien négociateur commercial canadien de premier plan, je suis sûr que certains d’entre vous s’interrogent sur Steve Verheul, le négociateur légendaire de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne et de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique. Le sénateur Cardozo a prononcé le nom de M. Verheul à deux reprises dans son discours de la semaine dernière, notamment dans sa réponse au sénateur Boehm sur les raisons qui justifient ce projet de loi.
Eh bien, M. Verheul, qui mérite tous les éloges qu’il a reçus pour les services qu’il a rendus au Canada, est non seulement légendaire, mais aussi énigmatique. Depuis ses observations sur le projet de loi C-282 en février 2024, il n’a fait aucune déclaration publique à ce sujet. Je voulais désespérément l’entendre, et notre comité l’a bien sûr invité à témoigner, mais il a décliné notre invitation.
Je ne sais pas quels facteurs personnels ou professionnels l’ont empêché de comparaître devant le comité, mais au moins une demi‑douzaine d’anciens négociateurs et d’experts en politiques commerciales l’ont fait, et chacun d’entre eux s’est prononcé contre le projet de loi.
La bonne nouvelle est que M. Verheul n’est pas devenu un ermite. Dans une entrevue qu’il a accordée au National Post il y a quelques mois, il a déclaré que les États-Unis continuent de penser qu’ils n’ont pas obtenu l’accès au marché canadien des produits laitiers qui leur avait été promis dans l’Accord Canada—États-Unis—Mexique. Voici ce qu’il a dit :
Ma plus grande inquiétude à ce stade-ci est que la représentante au Commerce des États-Unis, Katherine Tai, a dit que cette question devra probablement être abordée lors de l’examen prochain de l’accord. Et je pense qu’évoquer la possibilité que des décisions liées à des différends commerciaux soient annulées dans le cadre d’un processus de négociation n’envoie pas un très bon message [...] Cela mine la confiance non seulement envers le processus de règlement des différends, mais aussi envers l’accord dans son ensemble.
Permettez-moi de décortiquer ce commentaire pour vous. La représentante américaine au Commerce, Katherine Tai, qui est sur le point de se retirer et qui sera remplacée par quelqu’un d’encore plus protectionniste, menace de répondre à ce que les États-Unis considèrent comme un traitement injuste dans le secteur laitier en éliminant le mécanisme de règlement des différends que le Canada s’est battu si fort pour protéger pendant les négociations de l’ACEUM.
C’est pourquoi l’adoption de la ligne dure pour protéger les cinq secteurs privilégiés, comme le projet de loi C-282, pourrait entraîner non seulement des mesures punitives supplémentaires contre quelques autres industries canadiennes, mais aussi contre l’ensemble de l’économie, en supprimant un processus d’arbitrage impartial pour les différends commerciaux.
M. Verheul n’a pas évoqué la possibilité que les Américains se retirent complètement de l’ACEUM, mais, compte tenu des commentaires du président élu Trump au fil des ans, nous ne devrions pas l’écarter. Les cinq secteurs privilégiés diront que ce résultat est hautement improbable et que, de toute façon, le projet de loi C-282 ne sera pas la principale raison d’un tel résultat. Cependant, la question que je pose à tous mes honorables collègues est la suivante: voulons-nous courir ce risque en adoptant un projet de loi qui est totalement inutile?
Certains pourraient nous dire que le mécontentement de longue date des États-Unis au sujet de nos pratiques dans le secteur laitier est précisément la raison pour laquelle il nous faut adopter ce projet de loi. Autrement dit, nous devons marquer très clairement la limite que nous ne sommes pas disposés à franchir. Nous devons claquer la porte et la verrouiller à double tour en modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement. Or, de l’aveu des partisans du projet de loi, si nous le voulions vraiment, nous n’aurions qu’à modifier de nouveau la loi. Il s’agirait simplement que le Parlement le décide.
C’est ce que nous a dit le sénateur Cardozo dans son discours la semaine dernière. C’est dorénavant écrit dans le hansard, et le monde entier peut le voir. Si la pression devient trop forte, nous pourrons annuler l’effet du projet de loi C-282. Selon vous, comment les négociateurs commerciaux des États-Unis interpréteront-ils cela?
Permettez-moi de poser une question à ceux qui ont des enfants. Si vous dites à vos enfants que, lors des repas en famille, les appareils électroniques ne sont pas permis à table, mais que cette règle peut être levée si quelqu’un s’y oppose fortement, qu’arrivera-t-il, selon vous? Évidemment, les États-Unis vont nous dire: « Vous avez admis pouvoir changer la loi si c’est vraiment nécessaire, alors maintenant, changez-la, sinon, vous allez voir. » Dois-je vous rappeler la menace du président élu, Donald Trump, qui a fait l’effet d’une bombe hier?
Je ne veux pas présumer de ce qui se passera dans cette situation, mais voulons-nous vraiment avoir un débat sur la souveraineté nationale à propos d’un projet de loi sur les industries soumises à la gestion de l’offre? Si nous finissons par abroger le projet de loi C-282 face à la pression américaine, comment pensez-vous que cela affectera le pouvoir de négociation de nos négociateurs commerciaux en général, sans parler de la fierté nationale?
C’est pourquoi, au début de mon discours, j’ai dit que je trouvais ce stupide. Il ne l’est pas seulement du point de vue de la stratégie de négociation commerciale et de l’intérêt économique général du Canada, il l’est aussi du point de vue des industries soumises à la gestion de l’offre. Comme l’ont dit certains témoins, notamment l’ancien ministre John Manley :
Le projet de loi C-282 plaque une cible dans le dos de ces cinq secteurs privilégiés. Imaginons que celui qui vise et qui s’apprête à tirer sur cette cible, c’est notre plus important partenaire commercial.
Avec tout le respect que je dois aux partisans de la gestion de l’offre, ce projet de loi est une énorme erreur stratégique qui va à l’encontre des intérêts mêmes du secteur. Il se contente d’une solution législative grossière, sans tenir compte des conséquences prévisibles et vraisemblablement dévastatrices de cette mesure. Plutôt que de s’appuyer sur les résultats avérés d’une stratégie de négociation commerciale canadienne qui a protégé la gestion de l’offre contre les importations massives, l’industrie et ses partisans tentent d’imposer un résultat dans toutes les négociations futures qui se retournera contre eux.
De plus, la position intransigeante des cinq secteurs privilégiés aliène d’autres secteurs agricoles et industries non agricoles qui dépendent du commerce. Ce projet de loi est si mauvais que je m’y opposerais même s’il émanait du gouvernement. Le fait que le représentant du gouvernement au Sénat s’est tardivement prononcé fermement en faveur du projet de loi ne l’améliore nullement.
L’amendement qui a été adopté par le comité rend le projet de loi plus acceptable, mais il demeure foncièrement mauvais. J’espère que vous vous joindrez à moi pour appuyer le rapport. Merci.