C-232 : Réflexion sur la célébration du patrimoine arabe et la position du Canada envers la Palestine

Honorables sénateurs, je suis arrivé au Canada en 1979 pour fréquenter une école internationale nommée en l’honneur de Lester Pearson. Un de mes colocataires, Karim, venait de l’Égypte. Il m’a enseigné les seuls mots arabes que je connais, ya habibi, ce qui veut dire « mon amour ». C’est le terme affectueux qu’il utilisait envers ses colocataires et ses amies de cœur.

J’ai également rencontré Anees et Nasir, deux des premiers réfugiés arabo-palestiniens à avoir reçu une bourse d’études pour venir étudier au Canada. Leurs familles avaient été déplacées par la Nakba — ou catastrophe — de 1948.

Je me souviens très bien d’avoir eu des discussions passionnées avec eux et avec des camarades d’Israël sur la question de l’État palestinien. À l’époque, il me semblait que la création d’un État palestinien était à la fois juste et inévitable, et très probablement quelque chose que je verrais de mon vivant.

Quarante-quatre ans plus tard, non seulement il n’y a pas d’État palestinien, mais nous sommes témoins du massacre de Palestiniens à Gaza et de la relocalisation forcée de civils qui doivent quitter leur lieu de résidence, vraisemblablement pour faire place à des colonies israéliennes, ce qui est en fait une suite de la Nakba.

Vous êtes probablement déjà au courant des chiffres officiels : plus de 43 000 personnes tuées, dont plus de 17 000 enfants. Ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que, selon un article paru en juillet 2024 dans The Lancet, depuis le 7 octobre et uniquement dans la bande de Gaza, on estime que 186 000 Palestiniens sont morts en raison soit des actions militaires directes, soit de la famine, de la malnutrition, de maladies, de l’exposition aux éléments ou de l’impossibilité d’accéder à des soins médicaux. Ce nombre de victimes bien plus élevé est le résultat de la politique d’Israël visant à limiter l’aide humanitaire, qui fait en sorte que les médicaments essentiels et la nourriture ne parviennent pas aux civils dans la bande de Gaza.

Je souligne que la position du gouvernement du Canada exprimée par son représentant au Sénat et applaudie par les conservateurs est que les victimes civiles sont une conséquence malheureuse de la guerre, qu’il n’y a aucun obstacle à l’aide humanitaire dans la bande de Gaza et que, de toute façon, tout est la faute du Hamas.

En décembre 2023, le gouvernement a lancé un programme de visas de résidence temporaires pour les Gazaouis ayant des liens familiaux au Canada. On ne sait pas exactement si ce programme a facilité la sortie de Palestiniens de la bande de Gaza.

Le gouvernement canadien a la capacité d’approuver rapidement les demandes afin que des Palestiniens puissent quitter immédiatement la bande de Gaza, comme il l’a fait, et à juste titre, pour les Ukrainiens qui voulaient fuir l’invasion russe. Toutefois, le gouvernement choisit plutôt d’abandonner les Palestiniens dans la bande de Gaza, dont des Canadiens qui ont de la famille en Palestine. Voici ce que plus de 40 organisations de la société civile ont déclaré à propos du programme : « Le racisme anti-arabe, et surtout anti-palestinien, est omniprésent dans chacun des aspects du programme de mesures spéciales. »

Le monde entier observe avec horreur ce qui se passe dans la bande de Gaza. L’Assemblée générale des Nations unies a adopté de nombreuses résolutions en faveur de la Palestine. Le Canada s’est trouvé du mauvais côté de la plupart de ces votes. Je note toutefois que, le 20 novembre, le Canada a soutenu une résolution visant à condamner les colonies israéliennes illégales dans les territoires palestiniens occupés. Voter pour condamner les colonies illégales devrait aller de soi, mais nous avons refusé pendant 13 ans d’appuyer une telle motion.

Malgré notre engagement rhétorique en faveur d’une solution à deux États, nos actions suggèrent que nous nous contentons de vœux pieux et que nous travaillons souvent à l’encontre de cet objectif.

Le mois dernier, le gouvernement canadien a refusé de rencontrer Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, lors de son passage à Ottawa. Comme excuse officielle, on a dit qu’elle était antisémite, ce qui a été rejeté par de nombreux leaders juifs et experts de l’antisémitisme.

Je soupçonne que la véritable raison, c’est que nos dirigeants politiques ne supportent pas d’entendre parler des crimes de guerre commis à Gaza, qui mettent en lumière l’hypocrisie, la duplicité et, oserais-je dire, la complicité de la politique étrangère canadienne dans les violations du droit humanitaire international.

Les Arabes de Palestine et du Liban ne sont pas les seuls à souffrir aux mains des Israéliens. Les Canadiens arabes, en particulier les Canadiens palestiniens, sont également réduits au silence pour avoir exprimé leur point de vue sur l’occupation israélienne du territoire palestinien, et l’arme de choix est de plus en plus l’accusation d’antisémitisme.

Je ne conteste pas l’augmentation des actes antisémites au Canada et je rejette toute forme de haine à l’égard des Juifs en tant qu’individus, groupes ou collectivités. Il n’est cependant pas antisémite d’affirmer que les Allemands et les Italiens devraient être au premier rang de l’opposition à l’assaut sur Gaza ou que notre inconscience collective de ce qui a conduit, il y a 100 ans, au génocide par le Troisième Reich des personnes non conformes à la « race pure » conduit à la perpétration d’un autre génocide.

Je paraphrase les observations de la rapporteuse spéciale Albanese, mais ce sont là les idées que notre gouvernement a qualifiées d’antisémites et qu’il a invoquées pour ne pas la rencontrer lorsqu’elle est venue à Ottawa.

D’après la fameuse définition de travail de l’antisémitisme qui a été approuvée par le gouvernement, les Palestiniens et tous les Canadiens, y compris ceux qui sont d’origine juive, qui critiquent fortement le sionisme en Israël peuvent être accusés d’antisémitisme. Par exemple, réclamer le boycottage, le désinvestissement et des sanctions contre Israël ou contre des partisans de l’assaut israélien contre Gaza et la Cisjordanie pourrait être qualifié d’antisémite.

Utiliser la terminologie de la sorte constitue une atteinte à la liberté d’expression, au débat politique légitime et à l’activisme politique. On réprime ainsi les opinions et les droits d’une minorité de personnes — en particulier les Arabes palestiniens — qui ont un intérêt particulier dans ce débat. Chers collègues, c’est aux antipodes de la célébration du patrimoine arabe.

Prenons l’exemple du tollé qu’a provoqué récemment l’interprétation d’une chanson arabe pendant une cérémonie du jour du Souvenir dans une école secondaire en Ontario. Des politiciens provinciaux et fédéraux, y compris des députés qui ont voté en faveur de ce projet de loi, ont exprimé leur indignation parce qu’on avait utilisé l’arabe au cours de la cérémonie. Imaginez un peu : l’arabe dans une école canadienne! Eh bien, honorables collègues, si nous respectons et célébrons vraiment le patrimoine arabe, nous pouvons certainement réserver un bon accueil à une chanson arabe pendant une cérémonie organisée à la mémoire des anciens combattants canadiens, qui comptent dans leurs rangs des Canadiens d’origine arabe.

Après tout, nous avons accueilli des expressions de la culture ukrainienne lors de récentes cérémonies du jour du Souvenir, et dans ma ville, Vancouver, il y a toujours une cérémonie spéciale du jour du Souvenir dans le quartier chinois pour les anciens combattants sino-canadiens. À titre d’information, la chanson « Haza Salam » est une complainte pour la paix. Si cet incident a pu porter préjudice aux élèves, c’est en raison des graffitis qui sont apparus à l’extérieur de l’école et qui l’ont qualifiée de « Hamas High ». Où est l’indignation face à la menace qui pèse sur les élèves canadiens d’origine palestinienne et arabe?

Nous voici, chers collègues, sur le point d’adopter un projet de loi visant à faire du mois d’avril le mois de la célébration du patrimoine arabe, apparemment sans tenir compte du fait que la plus grande menace qui pèse sur le patrimoine arabe est l’insensibilité avec laquelle nous considérons les vies arabes dans la guerre d’Israël contre la Palestine et le Liban, ainsi que la suppression des points de vue palestiniens sur Gaza, ici même, au Canada. Pensons-nous sérieusement à adopter un projet de loi visant à célébrer le patrimoine arabe sans réfléchir à la manière dont la politique canadienne aide et encourage le massacre des Arabes au Moyen-Orient?

Cela ferait d’avril, pour reprendre les termes de T.S. Eliot, « le mois le plus cruel ». Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Eliot a dépeint le mois d’avril non pas dans son rôle habituel d’annonciateur de temps meilleurs, mais comme une période d’amertume et de souvenirs éprouvants. Le titre de son poème est La Terre vaine, ce qui résume assez bien le traitement qu’Israël a réservé à la bande de Gaza dans sa riposte aux attentats répréhensibles du Hamas le 7 octobre.

Pour être clair, je ne conteste pas les exemples de réalisations arabo-canadiennes au Canada qui ont été soulignés par mes collègues dans cette enceinte et à l’autre endroit. La présence arabe au Canada, qui remonte à la fin du XIXe siècle, a de nombreuses raisons d’être célébrée.

Les premiers migrants libanais en Colombie-Britannique, les frères Abraham et Farris Ray, sont arrivés en 1888. Ils ont travaillé comme marchands itinérants à Victoria. De nombreux premiers immigrants libanais ont également travaillé dans l’industrie forestière sur l’île de Vancouver. En 2023, on a inauguré la Lebanese Emigration Plaza au Centennial Park, sur la rive méridionale du port de Victoria. J’ai eu l’occasion de visiter cette place au début de l’année et de voir la statue de l’émigrant libanais, qui est une réplique des statues d’Halifax et de plusieurs autres villes qui ont d’importants liens historiques avec la diaspora libanaise.

En effet, au mois d’avril et le reste de l’année, nous devrions célébrer le patrimoine arabe et la contribution des Canadiens d’origine arabe au pays. Mais évitons aux Arabes le déshonneur d’adopter à la hâte un projet de loi qui fait délibérément fi de la souffrance des Arabes de la Palestine et du Liban, et du fait qu’on réduit au silence les Canadiens d’origine arabe en raison de leurs opinions sur la situation en Palestine.

J’espère que d’autres sénateurs participeront au débat et que nous prendrons le temps de réfléchir à ce que signifie célébrer le patrimoine arabe, compte tenu de la position du Canada envers les Arabes de la Palestine et le racisme anti-palestinien flagrant qui envahit la société.

Nous pourrions commencer par observer, ce vendredi, la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien, dont l’observation a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1977. Le Canada, soit dit en passant, a voté contre cette résolution. Bien sûr, c’est le 29 novembre 1947 que l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 181 sur le partage de la Palestine.

Lorsque le moment viendra de passer au vote, je voterai en faveur du projet de loi, non seulement pour célébrer et honorer le patrimoine arabe, mais aussi pour protester contre notre complaisance collective à l’endroit du génocide et des crimes contre l’humanité qui sont commis en Palestine, et pour exprimer la lamentation pour la paix rendue dans « Haza Salam » — que le fait de déclarer le mois d’avril Mois du patrimoine arabe devrait signifier ya habibi, non pas comme dans Terre en deshérence de T.S. Eliot, mais comme dans Les contes de Canterbury de Geoffrey Chaucer, qui a écrit :

Quand avril de ses averses douces
a percé la sécheresse de mars jusqu’à la racine,
et baigné chaque veine de cette liqueur
par la vertu de qui est engendrée la fleur [...]

Merci de votre attention.

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