Amendement au projet de loi C-234, Loi modifiant la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre

Honorable sénateurs, je vous remercie d’avoir permis l’ajournement de ce débat mardi de façon à ce que je puisse prendre la parole ce soir. J’étais prêt à prendre la parole la semaine dernière, mais l’occasion ne s’est pas présentée. Finalement, j’ai pu modifier mon intervention afin de tenir compte de certains des excellents points qui ont été soulevés par nos collègues dans le cadre du débat à l’étape de la troisième lecture. Je pense en particulier à deux discours fort convaincants en faveur du projet de loi prononcés par des sénateurs du groupe dont je fais partie, le Groupe des sénateurs indépendants, mes collègues les sénateurs Arnot et Cotter.

Mon discours ne se veut pas une réplique à leurs discours, mais plutôt une réflexion à haute voix sur les principaux points qu’ils ont soulevés. Ce qui est certain, c’est que je n’arrive pas aux mêmes conclusions, mais je veux qu’ils sachent et que tous les sénateurs sachent que leurs discours m’ont forcé à réfléchir plus longuement au projet de loi C-234.

Les sénateurs Arnot et Cotter sont déterminés à lutter contre les changements climatiques. Ils sont d’avis qu’il est important d’instaurer un régime de tarification du carbone et qu’un tel régime inciterait les agriculteurs à adopter des modes de chauffage et de refroidissement à faibles émissions pour leurs bâtiments agricoles et leurs séchoirs à grains. Or, ils appuient le projet de loi parce qu’ils estiment qu’exempter les bâtiments agricoles et les séchoirs à grains de la redevance sur les combustibles ne nous empêchera pas d’atteindre les objectifs de réduction des émissions au Canada, des objectifs qu’ils appuient d’ailleurs sans équivoque. Ils sont également favorables au projet de loi parce qu’ils sont convaincus que de petits compromis peuvent avoir des effets positifs importants, surtout dans une fédération divisée comme la nôtre. Enfin, ils ne pensent pas que le projet de loi C-234 contribuera à affaiblir le régime de tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, et ils sont d’avis que ce projet de loi devrait être évalué en fonction de ses objectifs et non de ses effets potentiels.

Ce sont des arguments raisonnables et fondés sur des principes qui doivent être examinés attentivement. À certains égards, je suis rassuré par leur argument selon lequel l’exemption des bâtiments agricoles et des séchoirs à grains n’aura pas d’incidence significative sur les émissions de gaz à effet de serre au Canada. Je soupçonne que beaucoup d’entre vous, qui sont également préoccupés par les changements climatiques, sont également rassurés. Mais devriez-vous l’être?

Cet argument pose deux problèmes. Premièrement, les petites différences s’accumulent, mais ceux qui s’opposent à ce que le Canada prenne des mesures sérieuses pour contrer les changements climatiques avancent justement l’argument selon lequel il ne faut pas se préoccuper de ces petites différences puisque, selon eux, le Canada ne changera pas grand-chose à la diminution des émissions mondiales. J’ai l’impression que ce raisonnement gagnera en popularité si le projet de loi C-234 est adopté et, personnellement, je ne veux pas y contribuer.

Je respecte l’approche rigoureuse que les sénateurs Arnot et Cotter ont proposée pour faire l’évaluation du projet de loi C-234, qui, selon eux, devrait être examiné strictement en fonction de ses mérites. C’est un conseil juste de la part de nos collègues, et il reflète la précision et l’orientation de l’approche juridique dont ils sont experts.

Je viens d’une autre école de pensée, celle de l’économie politique, où les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être et où le fait de comprendre les origines de la mesure législative et ses effets secondaires est aussi important que le libellé du projet de loi.

Par conséquent, je ne peux m’empêcher de me demander si le projet de loi C-234 mènera à l’érosion du régime de tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Lorsque nous avons commencé à débattre du projet de loi, il y a quelques semaines, nous pouvions peut-être douter de la possibilité qu’il puisse s’agir d’un cheval de Troie contre la tarification du carbone, mais je crois qu’il est maintenant impossible de faire fi du concert de voix qui appellent à l’abolition de la taxe sur le carbone en plus de l’exemption de la redevance sur les combustibles pour les bâtiments agricoles et les séchoirs à grains. Le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, nous a écrit, il y a quelques semaines, pour nous demander d’adopter sans discussion le projet de loi C-234 et pour indiquer que cette taxe devrait être éliminée « [...] pour tout et pour tout le monde [...] » Il n’est pas le seul de cet avis.

L’idée que le projet de loi C-234 ne vise qu’à accorder une exemption pour les séchoirs à grains et les bâtiments agricoles a toujours été difficile à croire. Le parrain du projet de loi à l’autre endroit a clairement exprimé son opposition à la tarification du carbone, et son parti réclame publiquement et à grands cris l’abolition de la taxe sur le carbone.

Rien ne dit que le projet de loi C-234 mènera forcément à une accélération de l’érosion du régime de tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre. Je crois que c’est essentiellement ce que voulait dire le sénateur Cotter quand il parlait de rester concentré sur le projet de loi. Voici mon point de vue : est-il concevable, ou même plausible, que l’adoption du projet de loi C-234 accélère l’érosion du régime de tarification de la pollution au Canada? Dans l’affirmative, quelle importance devrait-on accorder à ce facteur dans le cadre de notre étude du projet de loi?

Quand on pense aux politiciens fédéraux et provinciaux qui réclament l’abolition de la taxe en nous demandant du même souffle d’adopter le projet de loi C-234, je crois que le risque est élevé et que ce facteur devrait être au cœur de nos préoccupations pendant que nous nous demandons quoi faire avec ce projet de loi.

En fait, je crois que l’autre endroit est déjà arrivé à la même conclusion que moi et que c’est pour cela qu’il a voté contre la motion proposée par le chef du parti « abolissons la taxe » qui demandait au Sénat d’adopter le projet de loi C-234 sans discuter.

Qu’en est-il de l’argument selon lequel le projet de loi est un type d’accommodement pour un groupe de Canadiens ruraux honnêtes qui aidera à préserver et à protéger la fédération et qui appuie l’équité régionale? Il s’agit d’un point important à prendre en considération et il a un attrait particulier lorsqu’on le combine avec l’argument selon lequel les exemptions n’auront pas de toute façon une grande incidence sur les émissions de gaz à effet de serre.

Toutefois, il faut faire attention à l’argument de la protection de la fédération. Si le projet de loi est adopté, les provinces qui souscrivent à cet argument ne célébreront pas le renforcement de la fédération, mais clameront plutôt qu’il s’agit d’une victoire pour les pouvoirs provinciaux. En cas de doute, il suffit de penser à la façon dont certaines de ces mêmes provinces agissent ou menacent d’agir dans d’autres domaines qui sapent activement les pouvoirs fédéraux légitimes.

L’argument sur l’équité a une autre dimension importante qui a été négligée dans notre débat, à savoir que le projet de loi C-234 s’appliquerait seulement aux provinces assujetties au filet de sécurité et non aux provinces et territoires qui ont leur propre régime de réduction des émissions, c’est-à-dire la Colombie-Britannique, le Québec et les Territoires du Nord-Ouest.

Grâce au concept de la rigueur, les règles nationales qui s’appliquent aux provinces assujetties au filet de sécurité ont été conçues de manière à être équivalentes à celles de la Colombie-Britannique, du Québec et des Territoires du Nord-Ouest. Voici comment Environnement et Changement climatique Canada présente la situation :

[...] toute province ou tout territoire peut concevoir son propre système de tarification du carbone convenant à ses besoins, ou peut opter pour le système de tarification fédéral. Le gouvernement fédéral établit les normes nationales minimales de rigueur [...] que doivent respecter tous les systèmes afin de s’assurer qu’ils sont comparables et efficaces dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Tous les points soulevés au Sénat selon lesquels le projet de loi C-234 est bon pour le Québec, la Colombie-Britannique ou les Territoires du Nord-Ouest sont non seulement non pertinents, mais ils sont aussi mauvais pour ces provinces. En effet, assouplir les normes de rigueur du système de tarification de la pollution par les gaz à effet de serre dans les provinces où le filet de sécurité fédéral s’applique signifie qu’elles assument un fardeau moins lourd que la Colombie-Britannique, le Québec et les Territoires du Nord-Ouest en ce qui concerne l’effort national de réduction des émissions. Il s’agit là d’une forme d’injustice dont on n’a pas parlé dans le cadre du débat jusqu’à présent. Ce type de traitement inégal va à l’encontre de l’idée d’équité régionale que certains défenseurs du projet de loi pensent qu’il favorisera.

Je vais revenir sur l’idée de rigueur parce qu’il s’agit d’un concept essentiel du système de tarification de la pollution par les gaz à effet de serre qui nécessite une surveillance et une évaluation périodiques. Ce concept est essentiel à la détermination d’une période de caducité pour le projet de loi C-234 parce que, en décalant la rigueur pendant trop longtemps, on perpétue essentiellement un traitement injuste pour certaines parties du pays, ce qui mine l’unité canadienne.

Avant de revenir sur ce point, je veux aborder un autre élément de l’idée selon laquelle le projet de loi C-234 vise à répondre aux besoins spéciaux de certains agriculteurs. Ce point de vue donne la fausse impression qu’aucun accommodement n’a été fait et que le régime fédéral de tarification de la pollution par les gaz à effet de serre est un vice de politique rigide et mécanique qui ne tient pas compte des situations particulières.

Le fait est que les agriculteurs qui ont des bâtiments d’élevage et des séchoirs à grains bénéficient déjà d’un remboursement de la redevance sur les combustibles, qui est offert depuis 2021. De nombreux sénateurs ont cité le directeur parlementaire du budget, qui estime que les recettes cumulatives provenant de la redevance sur les combustibles pour le gaz naturel et le propane au cours des huit prochaines années s’élèveront à environ 1 milliard de dollars. Ce chiffre est très trompeur parce que toutes ces recettes seront retournées au secteur agricole sous forme de remboursement. Vous pourriez dire qu’il n’y a pas de coût net non plus si nous exemptons en amont les bâtiments d’élevage et les séchoirs à grains, mais cela va à l’encontre de l’objectif du signal de prix.

Il est vrai que les agriculteurs ne récupèrent pas le montant exact qu’ils ont dépensé en gaz naturel ou en propane, mais ceux qui en font plus sur le plan de l’efficacité énergétique s’en tireront mieux que ceux qui en ont fait moins. L’élimination du remboursement et une exemption générale ralentiront les progrès en matière d’efficacité énergétique et seront injustes pour les agriculteurs qui ont répondu à un signal de prix du carbone.

Au lieu d’accorder une exemption pour le gaz naturel et le propane, il serait préférable de vérifier s’il est possible de mieux cibler le remboursement pour les exploitations qui utilisent du gaz naturel ou du propane tout en maintenant la redevance sur les combustibles. C’était l’une des recommandations contenues dans le rapport du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, rapport que le Sénat a rejeté. J’aurais cru que le Comité sénatorial permanent des finances nationales se serait penché sur cette question comme le Sénat l’avait demandé, mais ce comité n’a même pas tenu une séance à ce sujet.

Quel dommage que le seul moyen d’approfondir cette question consiste à la renvoyer à la Chambre des communes. C’est une occasion ratée pour la Chambre haute. Chers collègues, j’ai énuméré ce soir ce que je considère être les arguments les plus convaincants et de bonne foi en faveur de ce projet de loi, et pourquoi je m’y oppose. Dans des discours précédents, j’ai présenté ce que je considère être des arguments fallacieux de la part des partisans du projet de loi au sujet du fonctionnement de la tarification du carbone, sans parler de la fausse affirmation selon laquelle les technologies actuelles ne permettent pas de parvenir à des améliorations sur le plan de l’efficacité énergétique.

Il y a d’autres arguments, que je peux résumer en ces mots : « Nous aimons les agriculteurs ». À cela je dis : « Amen ». Toutefois, les points soulevés au sujet des agriculteurs qui nourrissent le monde ou qui séquestrent le carbone grâce à de meilleures pratiques agricoles, bien que vrais, ce sont de fausses conclusions. En tant que législateurs qui devraient être préoccupés par l’intérêt national, nous devons aimer encore plus l’élaboration d’une bonne politique publique.

À mon avis, le projet de loi C-234 n’est pas une bonne politique publique. C’est pourquoi je m’y oppose avec autant d’ardeur que je m’oppose à l’exemption du gouvernement libéral pour le mazout domestique. Malheureusement, nous ne sommes pas en mesure de débattre de l’exemption pour le mazout domestique. Par conséquent, je pense que la meilleure approche que nous pouvons prendre au sujet du projet de loi C-234 est d’harmoniser ses dispositions sur l’exemption pour le mazout, dont l’échéance est prévue dans trois ans. Une disposition de caducité de trois ans coïncide avec l’examen provisoire obligatoire de la pollution causée par les gaz à effet de serre en 2026. Cet examen se penchera sur les enjeux relatifs à la concurrence entre les diverses instances gouvernementales et à l’échelle internationale, et, plus particulièrement, sur la notion de rigueur, dont j’ai parlé tout à l’heure. J’avais proposé un tel amendement au comité, et il a été rejeté à la suite d’une égalité des voix.

En harmonisant les dispositions de caducité pour le mazout domestique et les exemptions prévues dans le projet de loi C-234, nous aurions l’avantage d’un examen exhaustif qui met à profit les ressources ministérielles et d’autres expertises pour répondre aux questions qui ont mené à ce projet de loi. Si nous adoptons le projet de loi dans sa forme actuelle, ce sera un compromis raisonnable pour atténuer les répercussions du dérapage déjà dangereux de notre régime de tarification de la pollution par les gaz à effet de serre.

En outre, un projet de loi amendé donnera l’occasion à nos collègues — la Chambre — de reconsidérer leur appui au projet de loi C-234 original, comme nous l’avons déjà vu avec la motion qui a échoué à la Chambre la semaine dernière. Cette motion demandait au Sénat d’approuver le projet de loi sans amendement. Elle a été rejetée par un groupement de députés libéraux, bloquistes et verts qui ont voté contre. Je pense qu’ils nous demandent de leur donner la possibilité de reconsidérer leur décision antérieure. Puisque nous savons ce qu’est un second examen objectif, nous devrions leur donner cette possibilité. Un amendement sensé visant à aligner les périodes de caducité de l’exemption pour le mazout domestique et du projet de loi C-234 permettrait d’atteindre cet objectif.

Motion d’amendement—Report du vote

L’honorable Yuen Pau Woo : Par conséquent, honorables sénateurs, je propose l’amendement suivant :

Que le projet de loi C-234, tel que modifié, ne soit pas maintenant lu une troisième fois, mais qu’il soit modifié à nouveau, à l’article 2 (dans sa version modifiée par décision du Sénat le 5 décembre 2023) :

a)à la page 2, par substitution, à la ligne 23, de ce qui suit :

« entrent en vigueur à la date du troisième anniver- »;

b)à la page 3, par substitution, à la ligne 6, de ce qui suit :

« la date du troisième anniversaire de l’entrée en ».

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