Enquête sur le 100e anniversaire de la Loi d'exclusion des Chinois : Droit de réponse finale
Honorables sénateurs, je prends la parole pour conclure le débat sur mon interpellation attirant l’attention sur le 100e anniversaire de la Loi d’exclusion des Chinois. Je tiens à remercier les sénateurs Jaffer, Simons, Omidvar, Oh, Kutcher, McCallum, Ravalia et Mégie d’avoir participé à ce débat. Chacun d’entre eux a présenté de nouvelles perspectives sur l’expérience des immigrants chinois dans notre pays ainsi que sur l’histoire plus large de l’immigration au Canada et sur le travail qu’il reste à faire pour lutter contre les préjugés, la discrimination et l’exclusion des nouveaux arrivants.
Le 23 juin 2023, le sénateur Oh et moi, en collaboration avec Action, Chinese Canadians Together, avons organisé une cérémonie de commémoration nationale ici même pour marquer le 100e anniversaire. Son Excellence la gouverneure générale et la Présidente Gagné nous ont fait l’honneur d’être présentes. Près de 200 Canadiens d’origine chinoise et amis de la communauté ont rempli cette enceinte. Des milliers d’autres ont regardé la diffusion en direct dans quelque 400 lieux de visionnage recensés partout au pays.
Dans le cadre de la cérémonie, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada a désigné la Loi d’exclusion des Chinois comme un événement historique national; elle a aussi commandé, puis dévoilé une plaque de bronze portant l’inscription suivante :
Le 1er juillet 1923, le Canada interdit l’immigration chinoise. Point culminant du racisme envers les Chinois et de politiques telles les taxes d’entrée, la Loi de l’immigration chinoise, 1923 (Loi sur l’exclusion des Chinois) oblige toute personne d’origine chinoise résidant au Canada, même celle née ici, à s’inscrire auprès du gouvernement sous peine de diverses sanctions. Cette loi entrave la réunification des familles, le développement communautaire, l’intégration sociale et l’égalité économique. Le militantisme des Sino-Canadiens et Canadiennes mène à son abrogation en 1947. Leur lutte pour abolir les restrictions racistes de l’immigration se poursuivit.
L’abrogation de la Loi sur l’exclusion des Chinois met fin à l’interdiction touchant les immigrants chinois, mais la politique d’immigration du Canada reste marquée par des préjugés raciaux, l’accueil de nouveaux arrivants étant presque exclusivement axé sur les colons européens. En raison de ces préjugés, il est presque impossible pour les Chinois qui se trouvent déjà au Canada de parrainer les membres de leur famille restés en Chine pour les faire venir au Canada.
Pire encore, les Sino-Canadiens font l’objet d’enquêtes de la part du gouvernement, qui continue à nourrir des soupçons quant à leur bonne foi et à leur loyauté. La récente publication par Bibliothèque et Archives Canada des documents C.I.44, dont la diffusion était restreinte auparavant, a mis en lumière le sentiment anti-chinois omniprésent qui a perduré bien au-delà de 1947.
Jusqu’à présent, les chercheurs-archivistes n’ont pu accéder qu’à une petite partie des documents relatifs à l’immigration chinoise de la période d’exclusion et des années marquées par celle-ci. Un grand nombre de ces documents sont soumis à des restrictions, et il est très difficile de s’y retrouver en raison du système de classement complexe utilisé par les gouvernements à l’époque. Je demande à Bibliothèque et Archives Canada de rendre davantage de documents accessibles et d’investir dans l’élaboration d’instruments de recherche afin que les historiens et les chercheurs puissent brosser un tableau plus complet de l’immigration chinoise pendant et après la Loi sur l’exclusion des Chinois.
La cérémonie commémorative au Sénat du Canada a été suivie le lendemain par un rassemblement sur la Colline du Parlement auquel ont participé plus de 3 000 Sino-Canadiens venus de partout au pays. Ils étaient venus commémorer la Loi d’exclusion des Chinois et s’engager à s’opposer à la discrimination, à la stigmatisation et aux préjugés dont sont victimes les Chinois et d’autres minorités.
Le 100e anniversaire a également été souligné par des groupes communautaires et des établissements d’enseignement à l’occasion de dizaines d’événements organisés aux quatre coins du pays. Il a mobilisé la communauté chinoise comme je ne l’avais jamais vu auparavant, et il l’a obligée à tenir des conversations difficiles sur la place des Chinois dans la société canadienne et sur les difficultés qu’elle rencontre encore aujourd’hui.
Il m’a également obligé à réfléchir plus profondément à certaines questions contemporaines de politique publique qui touchent les Sino-Canadiens, dont plusieurs ont déjà été abordées dans cette enceinte. Lorsque ces autres enjeux seront soulevés, je poserai des questions sur la justice, l’équité et la primauté du droit, questions que j’aurais aimé que mes prédécesseurs posent sur la Loi d’exclusion des Chinois il y a 100 ans.
Le fait que cette loi a été adoptée à la Chambre des communes et au Sénat sans grande opposition suggère qu’elle bénéficiait de l’appui populaire, et que les députés et les sénateurs étaient en mesure de trouver des justifications conformes à la philosophie dominante de l’époque, soit la pureté raciale, la sécurité économique, la supériorité culturelle et la protection d’un mode de vie.
Il est peu probable que quiconque aujourd’hui plaide en faveur d’une loi fondée sur la pureté raciale et la supériorité culturelle. Nous pouvons nous consoler en nous disant que nous sommes plus avisés que nos ancêtres en ce qui concerne les étrangers, mais nous nous ferions des illusions si nous pensions que les attitudes nativistes et xénophobes ont été expurgées de la conscience collective canadienne.
L’une des controverses suscitées par le centenaire de la Loi d’exclusion des Chinois est la question de savoir s’il existe une forme d’exclusion moderne des Canadiens d’origine chinoise à l’heure actuelle dans notre pays. Ceux qui le nient laissent souvent entendre que les revendications d’exclusion moderne sont un signe de déloyauté et de subversion.
Le registre visant la transparence en matière d’influence étrangère que le gouvernement prévoit d’instaurer cause tout particulièrement des frictions. Un document de travail sur le registre proposé, ainsi que des versions de projets de loi d’initiative parlementaire qui ont été présentés à la Chambre des communes et au Sénat donnent à penser que toute personne ayant des liens avec des entités légalement constituées en République populaire de Chine — universités, associations commerciales, groupes culturels, organismes sportifs, etc. — pourrait être obligée de s’enregistrer. En outre, toute personne qui adopte des points de vue alignés sur ceux d’un gouvernement étranger et qui a eu des contacts avec un fonctionnaire étranger pourrait être obligée de s’enregistrer parce que cette personne est considérée comme une source d’influence étrangère malveillante.
Chers collègues, je suis favorable à un registre élargi des lobbyistes qui englobe tous les agents d’États étrangers, mais nous pourrions nous retrouver plutôt avec un registre de l’influence étrangère. Pensez-y : un registre de Canadiens réputés être soumis à l’influence de gouvernements étrangers, même s’ils ne sont pas à l’emploi ou sous la direction de ce gouvernement. En ce qui concerne les Canadiens d’origine chinoise, cela signifie qu’ils devraient renoncer à leurs liens professionnels, culturels et, dans certains cas, familiaux avec la Chine, sous peine de voir leur nom figurer dans un registre. Faut-il s’étonner que je m’inquiète, comme bien d’autres personnes, de l’exclusion moderne des Chinois?
Ce n’est pas seulement dans le registre de l’influence étrangère proposé que nous voyons de tels signes. Nous voyons aussi des signes avant-coureurs dans le contrôle accru de l’immigration des étudiants chinois, dans la sécurisation excessive de la collaboration en matière de recherche dans nos universités, dans les allégations d’ingérence étrangère et de déloyauté axées sur les politiciens d’origine chinoise, dans l’utilisation des pouvoirs extraordinaires de l’État pour obliger les Canadiens d’origine chinoise à se départir de leurs actifs, dans les enquêtes policières sur les organisations culturelles chinoises qui menacent leur survie même et dans la stigmatisation de toute personne qui remet en question ces tendances troublantes à titre d’agent étranger.
Il n’est pas question de minimiser l’importance de la sécurité nationale ou la souffrance des Canadiens qui font l’objet d’une répression transnationale. Il n’est pas non plus question de défendre les violations des droits de la personne ou le militarisme en République populaire de Chine. Toutefois, nous ne faisons que nous causer du tort en adoptant une définition très large de « menace chinoise » et nous nuisons à notre réputation en tant que pays qui se considère comme progressiste, équitable et ouvert sur le monde. Le discours sur une menace chinoise globale véhiculé par des politiciens qui se livrent une lutte pour savoir qui est le plus belliqueux donne le ton de la façon dont nous voyons et traitons les Canadiens qui ont des liens avec la République populaire de Chine. Soyons clairs : il est question de protéger les droits des Canadiens, et non ceux des étrangers. Ces Canadiens méritent tous les droits et les privilèges de leurs concitoyens, y compris le droit de ne pas être stigmatisés à cause de leurs liens avec la Chine.
Je pense au haut fonctionnaire canadien d’origine chinoise qui a été averti par des supérieurs de ne pas assister à la cérémonie de commémoration qui s’est déroulée au Sénat parce que cela pourrait « envoyer le mauvais signal »; aux Canadiens d’origine chinoise dans les milieux universitaires qui éveillent les soupçons parce qu’ils collaborent avec des collègues en Chine; aux utilisateurs des plateformes canadiennes de médias sociaux en langue chinoise, qui sont perçus comme étant dépourvus de la capacité de se faire leur propre idée, en plus d’être accusés d’être dupes et d’être des vecteurs d’ingérence étrangère; ou encore aux scientifiques chinois en sol canadien qui sont punis en raison de leur travail antérieur avec des établissements de recherche en Chine. Combien d’autres Canadiens d’origine chinoise seront soumis à cette forme d’exclusion moderne? Combien de temps faudra-t-il avant que nous nous apercevions que de tels actes sont une injustice? J’espère qu’il ne faudra pas attendre 24 ans comme ce fut le cas avant que la loi sur l’exclusion des Chinois soit abrogée.
Je vais terminer sur une note plus positive. J’ai déjà déploré la complicité des parlementaires canadiens qui ont rendu possible l’adoption de la Loi d’exclusion des Chinois, il y a 100 ans. Le Sénat du Canada a participé à cet épisode honteux et ce sont des sénateurs de la Colombie-Britannique qui ont prononcé certains des discours les plus répugnants. Cela dit, le Sénat a également contribué à rendre la Loi de l’immigration chinoise de 1923 moins nocive qu’elle aurait pu l’être. En amendant le projet de loi renvoyé par la Chambre des communes, le Sénat a supprimé l’exigence d’un test linguistique pour les Chinois vivant déjà au Canada. La disposition initiale aurait conduit à l’expulsion massive des Chinois dont on estimait qu’ils ne maîtrisaient pas suffisamment l’anglais. L’idée de devoir trouver le moyen de transporter des dizaines de milliers de Chinois à travers le Pacifique est peut-être à l’origine de ce second examen objectif inattendu, mais c’était néanmoins une légère embellie dans ce nuage autrement très sombre qui a plané sur la communauté chinoise pendant plus de deux décennies.
C’est pourquoi, honorables collègues, mon interpellation sur le centième anniversaire de la Loi d’exclusion des Chinois est autant une interpellation sur notre institution que sur les Canadiens d’origine chinoise. Pour nous, le souvenir de la loi doit nous permettre d’être attentifs à l’exclusion moderne et d’empêcher qu’elle ne se propage, car lorsqu’elle refait surface, elle ne prend pas exactement la même forme que la loi d’exclusion. L’exclusion moderne s’articule plutôt autour d’un ensemble de peurs et de phobies contemporaines alimentées par des pressions politiques et populistes de l’intérieur et de l’extérieur. Elle n’est pas identique à la Loi d’exclusion des Chinois d’il y a 100 ans, mais elle est tout aussi séduisante, tout aussi populaire, tout aussi « politiquement nécessaire »... et tout aussi injuste. Nous vous remercions.